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Regard sur 70 ans de sans-abrisme

D'après la FAS, les crédits de l’État en faveur des sans-abri ont triplé en dix ans, atteignant 3 milliards d’euros en 2024, finançant un parc estimé à 330 000 places, dont le tiers pour l’accueil spécialisé des étrangers. Un effort qui comporte des "dérives".

Crédit photo Pavo
[NUMERO 70 ANS] Pascal Brice est président de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) et Emmanuel Bougras, responsable des politiques publiques de l'organisation. Tous deux reviennent sur l'évolution des problématiques de logement et de pauvreté, ainsi que leur prise en charge par les pouvoirs publics. 

Il y a soixante-dix ans, la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) et les ASH sont nées dans un pays où persistait une lourde crise du logement, stigmate des destructions de la Seconde Guerre mondiale, alors même que la natalité avait pris un essor dès 1938. L’action sociale publique était tout juste naissante, en complément de la sécurité sociale. Par la suite, et jusque dans les années 2000, la France a fait massivement reculer le sans-abrisme et l’habitat indigne. Elle s’est reconstruite et considérablement développée sur fond de « boom » démographique, d’exode rural, de rapatriements d’Algérie, d’immigration de travail, de construction massive de logements sociaux bénéficiant jusqu’aux classes moyennes.

Après-guerre, l’effort sur le logement

Les politiques sociales, notamment celles consacrées au logement, ont pris une ampleur peu comparable ailleurs dans le monde. Elles ont poursuivi leur essor malgré le ralentissement de la croissance économique à partir de 1975, afin de compenser autant que possible les effets de la désindustrialisation et du chômage de masse. Les politiques du logement sont demeurées actives pour répondre à la dégradation de quartiers entiers de villes confrontées à la paupérisation de leurs habitants. La loi SRU (solidarité et renouvellement urbain) en 2000, puis le lancement des programmes de rénovation urbaine par l’Anru (Agence nationale pour la rénovation urbaine) en 2004 marquent les prémices d’une nouvelle ère : la nécessité de stimuler la construction de logements accessibles, mais aussi de veiller à leur répartition territoriale alors qu’apparaissent des problématiques de peuplement non anticipées.

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Depuis lors, le sans-abrisme n’a été contenu en France qu’au prix de l’expansion particulièrement marquée de l’effort public d’hébergement des personnes à la rue, mis en œuvre par les associations. En dix ans, les crédits de l’État pour ce secteur ont triplé, atteignant 3 milliards d’euros en 2024, finançant un parc estimé à 330 000 places, dont le tiers pour l’accueil spécialisé des étrangers. Cet effort considérable, dont l’apogée a été atteinte pendant le Covid – rare période de détermination à éradiquer le sans-abrisme, « quoi qu’il en coûte » –, comporte cependant des dérives. Au premier rang desquelles le recours massif, pour plus de 30 % des places – et bien plus en région parisienne –, à des nuitées hôtelières extrêmement coûteuses et peu propices à l’accompagnement social, singulièrement des familles.

Le CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale) est devenu minoritaire – et, dans une moindre mesure, le Cada (centre d’accueil de demandeurs d’asile). Mais surtout, en dépit de cet effort, des milliers de personnes restent à la rue, y compris des enfants, comme la FAS le mesure à chaque rentrée scolaire avec l’Unicef : 2 000 à la rentrée 2024. Notons que cette donnée est nécessairement sous-estimée puisqu’elle résulte des demandes que les SIAO (services intégrés d’accueil et d’orientation) n’ont pas pu satisfaire, faute de places. En dépit des efforts d’observation des SIAO, des nuits de la Solidarité et des enquêtes de l’Insee, il n’y a donc pas en France de connaissance précise de la réalité du sans-abrisme. Une autre donnée est hélas plus proche de la réalité : 855 personnes sont mortes dans la rue en France en 2024.

L’apparition des travailleurs pauvres

Le sans-abrisme se nourrit depuis la fin des années 2000, en dépit de la montée en puissance de l’effort public, d’une série de dysfonctionnements économiques et sociaux, dont il est pour une bonne part le symptôme. Le premier tient à l’apparition des travailleurs pauvres alors que s’installaient le chômage de masse, une érosion de la rémunération et des conditions d’emploi de certains salariés dans un contexte de concurrence internationale accrue, l’amélioration des taux d’emploi des femmes, avec des rémunérations et des temps de travail souvent dégradés – notamment dans le domaine du soin.

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Ces travailleurs pauvres (1,2 million de personnes en 2024), qui ont les plus grandes difficultés à prendre en charge leur logement, sont entraînés vers différentes formes de sans-abrisme. Leur nombre a encore surpris les services de la ville de Marseille lors de la réouverture récente de bains municipaux. Ils représentent 25 % des personnes à la rue à Nancy. Mais cette remontée du sans-abrisme est aussi le fruit du repli et des défaillances de certaines politiques publiques, dont l’hébergement est le réceptacle. Il suffit pour cela de considérer les personnes qui sont aujourd’hui à la rue ou en hébergement : des jeunes issus de l’aide sociale à l’enfance ; des personnes qui ne sont plus prises en charge par la psychiatrie après des années de réduction du nombre de lits ; d’autres pour lesquelles les politiques de lutte contre les trafics de drogue et de prise en charge des addictions – en dépit des progrès considérables de l’expertise des acteurs en matière d’accompagnement à la réduction des risques – sont en échec ; des étrangers poussés à la rue ou vers l’hébergement faute d’accéder à un titre de séjour, notamment pour travailler.

Pénurie historique de logements

S’y ajoute désormais, depuis 2017, une crise majeure de la construction de logements sociaux, qui n’est plus l’apanage de Paris, Nantes ou Lyon, mais concerne désormais la quasi-totalité des villes françaises. Cette pénurie historique de logements intervient alors que la demande est accentuée par des évolutions sociologiques : hausse des séparations, développement de la monoparentalité massivement féminine, mobilisation contre les violences conjugales. La féminisation du sans-abrisme (travailleuses pauvres, femmes seules avec enfants, victimes de violences, étrangères) est une caractéristique majeure de la période.

La « faute à l’étranger » ?

Le vieillissement des personnes à la rue et dans les hébergements constitue une autre préoccupation majeure. Face à ce qui ressemble à un tonneau des Danaïdes, l’État est désormais tenté de mettre fin à la hausse continue des dépenses d’hébergement. À la volonté de réduire la dépense publique s’ajoute la conviction que la France serait largement peuplée d’étrangers sans papiers. Cette analyse est pourtant infirmée, puisqu’il s’agit largement de personnes reconnues réfugiées ou en attente de renouvellement de titre. Elle serait par ailleurs source d’un supposé « appel d’air » – la comparaison avec l’Allemagne, qui connaît davantage de régularisations et moins d’hébergement d’urgence, devrait pourtant éclairer ce fantasme.

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Les succès précieux et indispensables du « Logement d’abord », dans lequel notre Fédération est résolument engagée aux côtés du ministère du Logement et de la Dihal (Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement), ne peuvent répondre que partiellement à l’enjeu de la lutte contre le sans-abrisme. Les dispositifs sont parfois trop normés pour répondre à la diversité des situations et des parcours. Ils se heurtent aux coûts et aux contraintes de disponibilité du foncier.

Dans ce contexte, un préoccupant retournement sémantique et de responsabilité semble s’opérer. Dès lors que l’État n’entend plus augmenter le nombre de places d’hébergement d’urgence, voire envisage leur réduction, il incomberait aux associations hébergeantes d’assurer un « turn-over » afin de permettre à ceux qui sont sans solution de bénéficier d’un hébergement… en remettant les autres à la rue.

Des pratiques arbitraires de l’État

À cette fin réapparaît la pratique des prises en charge temporaires sur une base arbitraire, et l’État en vient à inventer des critères de vulnérabilité dénués de tout fondement, tant du point de vue du Code de l’action sociale et des familles que de celui de l’accompagnement des personnes, pourtant fondé sur l’adaptation aux besoins. Ces pratiques, accompagnées de pressions locales de plus en plus nombreuses et explicites sur les acteurs de la solidarité, présentent de lourds inconvénients.

Elles paraissent illégales – même si le juge administratif semble parfois hésitant – ce qui conduit régulièrement notre Fédération à saisir la justice administrative. Elles suscitent un trouble permanent à l’ordre public en poussant les personnes à la rue. Elles accentuent en réalité les coûts de prise en charge. Elles entrent enfin en contradiction directe, voire violente, avec la déontologie et le sens même de l’action des travailleurs sociaux, fondés sur l’inconditionnalité et la continuité de l’accompagnement. Il ne s’agit pas de faire obstacle à la mise en œuvre de politiques publiques, par exemple pour la reconduite de personnes étrangères, mais de s’assurer que nul ne se retrouve à la rue.

Dérives des politiques publiques

Si bien que les travailleurs sociaux se vivent de plus en plus du côté de la maltraitance, ce qui n’est en rien de nature à susciter des vocations pourtant indispensables et désormais trop rares pour ces beaux métiers. Les SIAO sont au cœur du cyclone. Pensés comme l’outil de la mobilisation collective territorialisée contre le sans-abrisme par l’observation, la veille et l’intervention pour l’accueil et l’insertion des personnes sans abri, ces services, historiquement portés par le monde associatif, subissent une pression croissante de l’État pour imposer des critères d’accès et des conditions de prise en charge étrangers au droit et aux principes du travail social.

Ces dérives de la politique publique placent les associations gestionnaires des SIAO et des dispositifs d’hébergement face à un dilemme : accepter des conditions d’intervention de plus en plus dégradées, de moins en moins conformes aux principes d’inconditionnalité et de continuité de la prise en charge, ou laisser l’État assumer pleinement et directement cette politique — s’il y parvient. La lutte contre le sans-abrisme connaît néanmoins des progrès sous le pilotage du ministère du Logement et de la Dihal, et grâce à l’impulsion des acteurs de la solidarité et des collectivités locales. L’accès au logement se maintient pour les personnes sortant de l’hébergement malgré le contexte. Les pratiques professionnelles s’enrichissent — à un moment où le travail social est trop souvent bridé par des carcans bureaucratiques — dans le cadre de dispositifs comme le « chez-soi d’abord » ou les lieux de vie pour « grands marginaux ». Dans toutes les grandes villes, ces derniers offrent aux personnes en errance et aux travailleurs sociaux de précieux espaces de liberté et de participation. Mais ce combat subit indéniablement les vents contraires qui soufflent contre les personnes en difficulté et les acteurs de la solidarité : repli budgétaire aveugle, stigmatisation des plus fragiles, prurit bureaucratique et autoritaire de l’État.

Celui-ci peut être tenté par des approches qui conduiraient à augmenter encore le nombre de personnes à la rue et à décourager les acteurs de la solidarité. On ne saurait mieux faire que de recommander d’éviter le passage par cette phase d’indignité et de désordre pour privilégier une lutte déterminée, dans la durée, partant des personnes, de leurs lieux de (sur)vie et des acteurs publics et associatifs, contre tout ce qui pousse les personnes à la rue et les empêche de se loger.

>>> Sur le même sujet : Le Logement d’abord, "un succès indéniable" (Pascal Brice)

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