[PORTRAIT] Documentariste, auteur du podcast « Jour noir » et du livre « Dans le noir, je crie », Sikou Niakate met en lumière les stéréotypes associés aux masculinités noires et aux quartiers populaires. Dans une mise à nu rare, il raconte les difficultés qui en découlent pour parvenir à se construire en tant qu’individu.
« Sikou du futur… c’est quoi être un homme ? » « Grand Sikou, je ne veux plus me battre. Je veux chanter sans me cacher. » « Grand Sikou, j’ai compris. Je vais créer une cage en moi. Une prison de larmes pour me défendre. Pour être accepté. Plus jamais elles ne s’enfuiront. » Tout jeune déjà, Sikou Niakate interroge sa place dans le monde. Dans ce quartier, le XIXe arrondissement de Paris qui le voit grandir. Sa place dans cette bande d’amis où l’expression de toute émotion autre que la colère est jugée, moquée, et finit par être réprimée. Sa place dans cette « ville lumière » qui le confine derrière d’épaisses frontières, invisibles, mais si difficiles à franchir.
Ce dialogue intérieur permanent prend dans son livre Dans le noir, je crie, publié en mars 2025, la forme d’enregistrements audio adressés à l’adulte qu’il deviendra. « L’enregistreur, c’est la seule partie de fiction du livre. Mais ces conversations je les avais bien avec moi-même, je me sentais véritablement écrasé par ce que je vivais », confie le jeune homme, 34 ans aujourd’hui, attablé dans un petit coffee shop animé de l’Est parisien, où il a ses habitudes. « Nous sommes des centaines de milliers à avoir très vite compris le contexte de violences dans lequel nous nous trouvions et à nous être dit : “Je vais devoir l’incarner, mais qu’est-ce que j’aimerais pouvoir faire autrement”. »
Faire émerger la vulnérabilité
C’est à la suite d’une rupture amoureuse douloureuse que Sikou Niakate décide de s’intéresser au ressenti des hommes racisés issus de quartiers populaires à l’égard de leurs émotions. L’autodidacte explore. Ses propres vulnérabilités d’abord, puis celles de ses amis. Va-t-il trouver chez eux les mêmes barrières que chez lui ? C’est tout l’objet de son documentaire Dans le noir, les hommes pleurent (2019), dans lequel il ose une mise à nu rare et donne la parole à plusieurs de ses proches. « Sikou est toujours dans un souci de vérité, de cohérence vis-à-vis de lui-même. Il va au plus proche de ce qu’il ressent, au fond des choses… Je pense qu’au départ c’est surtout pour être honnête avec lui-même. Il a l’impression que quitte à réaliser des projets, autant qu’ils soient sincères », observe son ami Ange qui a participé au film. « Cela aide lorsque quelqu’un d’aussi proche est dans cette démarche. Et on se dit : “Si lui le fait, pourquoi moi je devrais me cacher ?” Ça permet d’avoir un pilier mental près de soi, ça fait du bien en tant qu’homme. »
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Ce rapport tourmenté des hommes à leur vulnérabilité, Sikou Niakate l’observe particulièrement lorsqu’il intervient en milieu scolaire ou en prison, à l’occasion d’ateliers. Il y a deux jours, son documentaire a été diffusé à un petit groupe de détenus de la maison d’arrêt de Nanterre. Après chaque visionnage, il s’attache à ouvrir un espace au sein duquel sont susceptibles d’émerger des sensibilités longtemps bâillonnées. « Et ça marche, observe-t-il avec force. Nous parlons du rapport aux larmes, aux émotions… De conditionnement. J’interviens essentiellement auprès d’hommes racisés, ayant grandi dans un quartier. Leur identité est complexe, on ne peut pas simplement parler de masculinité. Il s’agit d’une masculinité spécifique vécue par des personnes qui subissent le racisme. D’une masculinité déracinée, en coupure culturelle avec les générations précédentes. D’une masculinité liée à un milieu pauvre, un espace abandonné par les pouvoirs publics ou alors surcontrôlé par la présence policière. »
« S’armer de culture »
L’écrivain et réalisateur vient lui-même d’une famille nombreuse et très pauvre. Né dans un squat, il grandit dans des conditions précaires et se trouve très vite confronté à la violence du quartier. Pour survivre dans cet environnement, il se voit obligé d’investir son corps. D’apprendre à se battre, à intimider, à dissuader. Mais parallèlement, il rêve d’un ailleurs qui lui permettrait d’être lui sans avoir à se cacher. Alors, d’un côté, il donne le change, rend les coups. De l’autre, il part en quête de « parenthèses de douceurs » dont il ne dit rien à sa bande. Comme ces moments passés à la bibliothèque, dans laquelle l’un des salariés lui apprend à chanter. Ou ces séjours en colonie de vacances au cours desquels il peut randonner dans les Pyrénées. « Quand je retournais au quartier, je n’évoquais rien de ce que j’avais vécu, de ce que ces expériences avaient chamboulé en moi. »
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Alors qu’il vient de commencer un BEP cuisine dans une école d’hôtellerie, le jeune Sikou parvient à s’extraire du quartier en se liant d’amitié avec des camarades rencontrés sur le terrain de basket. Ils habitent près de chez lui mais viennent d’un milieu complètement différent. Dans ce nouveau monde, la « carapace » du corps n’a plus aucune utilité. Ici, pour dominer, « il faut s’armer de culture. De mépris. De mauvaise foi. D’orgueil », constate-t-il rapidement. Alors pour se fondre dans ce Paris aisé qu’il a longtemps fantasmé, Sikou Niakate adapte sa façon de s’exprimer. « À ce moment-là, je me rends compte que, dans ce pays où le pouvoir est détenu par des avocats, des politiciens et des intellectuels médiatiques, avec qui je peux être en désaccord, mais qui présentent leur pensée de manière brillante, être bon à l’oral est aux yeux du monde un gage de respectabilité immense. En tant que personne noire, je comprends que si je ne me rapproche pas de cette incarnation, ce sera compliqué. »
Le jeune homme se met alors à étudier le français comme on apprend une langue étrangère, avec méthode et assiduité, de façon « presque mathématique ». Il regarde tous les films étrangers en VF pour apprendre de nouveaux mots. Systématiquement, il en cherche la définition et finit par cumuler des dizaines et des dizaines d’onglets de dictionnaire en ligne sur son moteur de recherche. Les prises de parole en public liées à son travail engagé, puis la publication de son livre dans une grande maison d’édition, lui permettent de se sentir plus légitime. « Aujourd’hui, même s’il me reste mille mystères à découvrir, j’ai un rapport apaisé à la langue. Et c’est pour ça que je me mets seulement à apprendre l’anglais : avant ça je n’avais pas la place, j’étais totalement focus sur le français. »
« Je n’existe pas seul »
Que ce soit dans son documentaire, son podcast ou son livre, Sikou Niakate rappelle qu’en tant qu’homme noir, il ne représente jamais seulement sa propre individualité. La société n’a de cesse de le ramener à ce qu’il est censé incarner, et à son corps. Noir et grand. Se détacher de ces stigmates est une charge de tous les instants. Dans l’espace public, la pression est à son paroxysme. Il faut afficher un sourire constant. Ne pas porter de joggings, de baskets, de casquettes, mais leur préférer les pantalons de toile, les chemises, les bérets. Ne pas marcher trop vite. Changer de trottoir pour ne pas effrayer la femme qui marche seule quelques mètres devant… « Si je parais ivre dans la rue, sale, que je traîne autour d’une terrasse en faisant peur, ce n’est pas seulement moi qui suis jugé, mais aussi et surtout cette peau, ce corps noir », écrit-il au sujet d’une fois où il était en terrasse d’une brasserie réputée et qu’un homme noir, une bière à la main, s’est mis à tourner autour des clients. « Quoi que je fasse, je n’existe pas seul. J’incarne le groupe des personnes noires. Et il m’incarne. Je suis un fragment de cette masse. C’est une menotte sociale. Enfant, quand je criais ma jeunesse dans l’espace public, en faisant trop de bruit, cela avait sans doute des répercussions. L’inconnu qui m’observait y trouvait peut-être matière à conforter son vote contre moi. »
Sur la table, dans un étui en cuir, son ordinateur portable attend depuis le début de l’entretien. De nouveaux projets en cours ? « Oui. » Un scénario. Une comédie dramatique cette fois. En toile de fond, subsistent les enjeux autour de la masculinité, mais le réalisateur en a terminé de se raconter. « J’ai fait ma part, j’arrête de me sacrifier. Il est très compliqué de vivre de ce travail. Cela demande un énorme investissement, des nuits blanches, une situation économique difficile pour porter des sujets considérés par la plupart des gens comme pas vraiment importants. Il faut être porté par une urgence plus grande que soi. Et puis, en tant que personne noire, parler de ça me place automatiquement dans une position victimaire, une case de laquelle il est difficile de sortir », regrette-t-il, soulignant le peu de retombées médiatiques qu’il y a eu après la sortie de son livre. Arrêter de se dévoiler est ainsi un moyen pour Sikou Niakate de se « sauver artistiquement », mais aussi, finalement, d’essayer de continuer à « exister librement ». Autrement dit, de suivre cette « immodeste ambition » qui le guide depuis l’enfance.
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