« La succession des insuffisances dans le travail d’enquête et dans la communication interservices, et le manque de clairvoyance qui a gouverné l’appréciation de la situation et les prises de décisions, constituent des fautes lourdes engageant la responsabilité de l’Etat vis-à-vis de Karine », juge la cour d’appel de Paris dans un arrêt rendu le 18 mai 2021, et que la rédaction des ASH s'est procurée. L’Etat est condamné à verser 55 000 euros de dommages-intérêts à la jeune femme pour faute lourde et déni de justice.
Dès sa naissance, Karine subit le comportement de sa mère. A son premier anniversaire, un jugement d’assistance éducative est pris. La mesure prend fin un peu moins de deux ans plus tard. Trois années passent et les services sociaux adressent un premier signalement au procureur de la République : le comportement sexué de Karine vis-à-vis d’autres enfants alors qu’elle n’a que six ans, inquiète.
Quelques mois plus tard : nouveau signalement du centre départemental d’action sociale au procureur, cette fois pour des agressions sexuelles commises par Karine sur d’autres enfants. Par un jugement de juin 2004, Karine est placée en milieu ouvert. Six mois après, encore un signalement anonyme, cette fois pour dénoncer une mauvaise fréquentation des parents de Karine : ceux-ci font vivre chez eux un homme déjà condamné pour pédophilie, M. Blaudy. L’enquête est classée dans suite. Des années plus tard, M. Blaudy est condamné à 30 ans de réclusion criminelle pour le viol de Karine.
Faute lourde et déni de justice
L’enjeu de cette affaire au civil était de reconnaître la responsabilité de l’Etat avec via deux mécanismes : la faute lourde et le déni de justice. Sur la faute lourde, c’est bien la « succession des insuffisances » et « le manque de clairvoyance » des services de l’Etat qui ont été reconnus. Pendant toutes ces années, les enquêtes n’étaient pas assez approfondies. Lorsque le signalement dénonce la présence de M. Blaudy au domicile, les enquêteurs se contentent des dénégation de la jeune fille, alors âgée de huit ans, sans suspecter qu’elle puisse avoir subi des pressions de la part de ses parents.
La situation devait paraître d’autant plus suspecte aux services d’enquête que lorsqu’ils se rendent aux convocations, les parents de Karine se présentent spontanément avec des certificats médicaux établis la veille concernant l’intimité de leur fille. A l’époque, M. Blaudy est de surcroît déjà visé par une plainte pour viols et agressions sexuelles sur une autre affaire. La cour d’appel de Paris relève que « aucun recoupement n’a été fait » entre les deux situations « dont la quasi-concomitance aurait dû déclencher des investigations complémentaires ».
S’agissant du déni de justice, la cour d’appel de Paris reconnaît des délais « anormalement longs ». Entre le début de l’enquête et la saisine d’un juge d’instruction par le parquet, il se passe un an, alors même que les actes essentiels pour permettre au parquet de prendre position étaient accomplis au bout de deux mois. Par la suite, neuf mois se sont écoulés entre l’ouverture de l’information judiciaire et la mise en examen de M. Blaudy alors que, note la cour d’appel de Paris, « il était parfaitement identifié » et que « aucune difficulté pour le localiser et le convoquer ou l’interpeller n’était alléguée ». Au total, la cour reconnaît une longueur excessive de vingt-six mois, contre seulement dix mois en première instance.
Lien de causalité et préjudice
Pour condamner au civil une personne, morale ou physique, reconnaître l’existence d’une faute ne suffit pas : il faut ensuite démontrer l’existence d’un préjudice et le lien de causalité entre les fautes invoquées et ce préjudice.
En première instance, le tribunal n’a reconnu que le préjudice lié au déni de justice. La cour d’appel de Paris confirme de plus le lien de causalité entre la faute lourde de l’Etat et le préjudice de Karine : « [Les] fautes lourdes ont en effet permis que les faits commis se prolongent », juge la cour d’appel. Elle ajoute que « le système judiciaire, s’il avait su remplir son rôle de protection, aurait à tout le moins dû réagir de manière à y mettre fin dès leur première dénonciation ».
Contacté par les ASH, l’avocat de Karine, Maître Grégory Thuan est satisfait de cette décision et salue « un avancée pour la protection de l’enfance ». L’avocat n’en est pas à son coup d’essai : il avait déjà défendu les intérêts de la petite Marina devant la Cour européenne des droits de l’homme.