Recevoir la newsletter

« L’école française est devenue l’une des plus inégalitaires » (Choukri Ben Ayed)

Article réservé aux abonnés

Choukri Ben Ayed

Crédit photo DR
L’école fonctionne efficacement pour les bons élèves. En revanche, elle est incapable de corriger les inégalités sociales. Pour le sociologue Choukri Ben Ayed, il est temps que l’institution scolaire et les décideurs publics se soucient des élèves en situation de grande pauvreté.

Actualités sociales hebdomadaires - La pauvreté des élèves est rarement évoquée dans les débats sur l’école. Pourquoi ?

Choukri Ben Ayed : Le sujet a déjà été abordé par les rapports « Joutard » en 1992 et « Delahaye » en 2015, qui ont marqué une prise de conscience. Mais, depuis, cette problématique est passée entre les mailles du filet. Or les données statistiques internationales montrent que le système scolaire français est devenu l’un des plus inégalitaires parmi les pays développés, particulièrement en Europe. Les données produites s’appuient sur des variables assez générales – élèves « favorisés », « défavorisés » – qui renseignent peu sur leurs conditions de vie réelles. Les espaces locaux où se concentre la grande pauvreté sont mal appréhendés au niveau national, où la lecture est surtout uniformisante et pyramidale. Et, malgré les réthoriques de l’Etat, celui-ci investit davantage dans les établissements de centres-villes que dans ceux des quartiers prioritaires. Cette timidité ou cette occultation à traiter le sort des enfants de pauvres s’explique probablement également parce que l’institution ne sait pas quelles réponses apporter. Or, avant la crise sanitaire, on estimait à presque 20 % le taux d’élèves issues de familles pauvres (percevant moins de 1 000 € par mois. Le mot « pauvreté » a une connotation très négative en France. D’où l’importance de parler d’« enfants de pauvres » pour lever le voile sur leurs difficultés spécifiques plutôt que d’« enfants pauvres », termes qui laissent penser qu’ils sont déficitaires culturellement.

Comment les effets de la pauvreté se manifestent-ils sur la scolarisation ?

Ils cumulent toutes les inégalités liées à l’origine sociale, et ce dès la maternelle. L’un des dysfonctionnements de l’école française consiste à laisser reposer les performances scolaires, pour une partie non négligeable, sur les capacités des parents, tant financières que culturelles. La compétition est forte et les parents pauvres sont démunis pour suivre la scolarité, financer des voyages scolaires et des séjours linguistiques, des cours particuliers, des outils numériques, disposer d’un logement suffisamment grand pour que l’enfant puisse étudier tranquillement. Certains élèves résident dans des foyers ou des hôtels sociaux. Les enfants de pauvres se retrouvent eux-mêmes dans des territoires de grande pauvreté, dans lesquels sévit une forte ségrégation spatiale, peu propice à la réussite scolaire. Sans compter les humiliations liées à la précarité alimentaire et vestimentaire. L’école traite à égalité des élèves qu’elle suppose égaux, alors qu’ils ne le sont pas. Le fait qu’il y ait des riches et des pauvres dans une société, l’école n’y peut pas grand-chose. En revanche, son rôle est de corriger les inégalités. Qu’elle n’arrive pas à le faire s’avère un problème : 90 % des enfants de cadres supérieurs obtiennent leur baccalauréat, contre 40 % des enfants d’ouvriers. En laissant partir des élèves sans qualification ou très faiblement diplômés, l’école fabrique de la pauvreté.

Quels sont les leviers qui permettraient de lutter contre ce déterminisme ?

Un des enjeux majeurs relève de la formation des enseignants, sans arrêt réformée. En comparaison avec les autres pays, les enseignants français sont recrutés avec le plus haut niveau d’études mais bénéficient le moins de formation pédagogique. Quand ils se retrouvent avec des élèves qui ne partent de rien, ils peuvent se sentir fortement déstabilisés. Par ailleurs, c’est un comble de continuer à affecter les enseignants les moins expérimentés là où les situations pédagogiques sont les plus difficiles, et les plus rôdés là où elles sont les plus simples. Cette situation est dénoncée depuis des années, pourtant, rien ne change. L’éducation prioritaire est censée aider les élèves en difficulté, mais il faudrait des politiques vraiment très volontaristes et, pour commencer, mettre en place des classes à tous petits effectifs. C’est un défi majeur. De plus, l’école, particulièrement dans les quartiers populaires, ne peut être une enclave refermée sur elle-même. Elle agit d’autant mieux qu’elle noue des alliances avec le monde associatif et des agents non scolaires. Des chefs d’établissement et des enseignants l’ont bien compris et se mobilisent sans compter leurs heures. Mais ils ne travaillent pas pour une organisation caritative et finissent par s’user. Pourquoi ne pas intégrer dans les services officiels des enseignants ce temps passé à chercher des ressources pour soutenir les élèves qui en ont besoin ?

Vous démontrez aussi que, là où la mixité sociale est expérimentée, les résultats sont encourageants…

Dans des départements comme la Haute-Garonne, la Meurthe-et-Moselle, le Bas-Rhin ou la Loire-Atlantique, des expérimentations sont menées depuis 2015. Les projets consistent en des rénovations massives des bâtiments scolaires, des déconstructions-reconstructions de collèges dans des espaces géographiques plus propices à la mixité sociale. A Toulouse, par exemple, deux collèges ont été fermés dans le quartier du Mirail et les élèves ont été réaffectés dans cinq autres établissements de la ville, dont certains très prisés. Cet exemple tranche avec des décennies de laisser-faire, de désintérêt ou de fatalisme en matière de ségrégation scolaire, souvent jugée insoluble. Mais, on le sait aujourd’hui, le problème est moins technique que politique. Alors qu’à son lancement le ministère craignait que cela ne suscite les réticences de certaines familles, celles-ci – réelles au début – se sont peu à peu estompées. Là où les politiques de mixité ont été effectives, y associant largement la population, il n’a pas été constaté de migrations importantes vers l’enseignement privé, les familles souhaitant bénéficier du gain pédagogique qualitatif engendré, par exemple, par la réduction du nombre d’élèves par classe. Pour autant, si les conditions d’une émulation ont été créées, l’issue reste incertaine car celles-ci reposent sur la volonté des acteurs locaux et surtout nationaux.

L’école doit-elle apprendre à mieux composer avec les parents d’élèves ?

Il faut changer de paradigme sur les familles démunies économiquement. Nos différentes contributions montrent leurs capacités de mobilisation, dans l’espoir que leurs enfants accèdent à un avenir meilleur. Cela dément la thèse de la démission parentale. A condition qu’on leur permette de prendre la parole dans l’espace public, de construire une expertise sur les dysfonctionnements de l’école en appréhendant ses codes. C’est ce qui s’est produit à Stains, en Seine-Saint-Denis, où, à l’initiative d’une vingtaine de femmes et d’une travailleuse sociale, des états généraux de l’éducation dans les quartiers populaires ont été organisés sur la base d’ateliers de théâtre, d’écriture et de philosophie. La plupart des parents n’attendent que de s’impliquer, sauf qu’en règle générale ils ne sont pas considérés comme légitimes par l’institution et tenus à distance.

Insertion

Société

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client abonnements@info6tm.com - 01.40.05.23.15