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« Sortir de la conception décliniste de la langue »

Agrégé de philosophie, le sociolinguiste Malo Morvan publie Classer nos manières de parler, classer les gens (Ed. du commun).

Crédit photo DR
Des salles de classe aux médias, en passant par les discours politiques, les classements linguistiques se retrouvent partout. Dans un récent ouvrage, Malo Morvan met en lumière les enjeux sociaux qui découlent du fait de hiérarchiser nos manières de parler. En s’appuyant sur diverses analyses de la sociolinguistique, il s’attache à donner des outils pour changer notre regard sur la notion même de « langue ».

Actualités sociales hebdomadaires - Existe-t-il une seule façon de parler une langue ?

Malo Morvan : Non. En sociolinguistique, nous allons jusqu’à dire que la notion de « langue » est imprécise car elle cache la grande diversité possible des manières de parler, en fonction de multiples paramètres tels que les territoires, les générations, les milieux sociaux, les médiums sur lesquels on s’exprime, etc. Ces facteurs de variation sont invisibilisés par l’usage de la notion de « langue », selon laquelle nous présupposons qu’il n’existerait qu’une seule manière de parler. Cela participe à rendre moins reconnaissables d’autres façons qui, pourtant, peuvent être considérées comme autant légitimes du point de vue de la description linguistique. Il s’agit en fait d’une valorisation sociale d’institutions ayant le pouvoir d’ériger une manière de parler comme correcte et d’en considérer d’autres comme périphériques, marginales, pittoresques, voire inexistantes ou fautives.

Quelles sont les conséquences sociales de cette classification ?

L’impact est intériorisé par différentes personnes, dans le domaine éducatif, mais également dans les discours médiatiques, les paroles des politiciens et politiciennes, etc. Derrière les formes que l’on estime incorrectes, il peut y avoir un jugement social des locuteurs et locutrices. Dans ce cas-là, le jugement sur la manière de parler est un prétexte pour justifier un processus social de hiérarchisation, de description d’une population comme différente.

Ces jugements sociaux sont-ils fréquents ?

Certains milieux créent des contre-normes. Par exemple, si vous parlez un français jugé « bourgeois » dans un certain environnement, cela pourra être rejeté. Il n’existe pas uniquement une norme venant des institutions, qui serait descendante et intériorisée telle quelle par des individus sans esprit critique. Des standards spécifiques ou locaux sont aussi recréés. Nous avons tous et toutes un rapport à la norme, avec l’idée qu’il existe des formes qu’on juge supérieures ou inférieures. En sociolinguistique, il ne s’agit pas d’y adhérer, mais plutôt de regarder en quoi cela est socialement révélateur et ce que cela produit.

Justement, quels sont ces effets ?

Il existe des discours scolaires sur ce que l’on appelle la « maîtrise de la langue » pouvant donner l’impression que les enfants ne sauraient pas parler français en arrivant à l’école et qu’il faudrait le leur enseigner. Or ces enfants remplissent déjà les besoins communicationnels de leur quotidien. Ils savent formuler des phrases, répondre à des questions. Ce qu’on leur enseigne en cours, c’est autre chose. Il s’agit d’une forme de la langue qui leur servira pour des usages scolaires et administratifs. Finalement, quand les élèves s’entendent dire qu’ils ne savent pas parler français, des conséquences directes affectent leur estime de soi, leur sentiment de légitimité, leur poursuite d’études, ce qui peut entraîner la reconduite d’inégalités par la forme scolaire.

Nous pourrions imaginer une formation du corps enseignant dans laquelle figurerait l’idée d’une diversité d’usages en fonction des contextes. On se demanderait alors à quel besoin, à quelle situation telle manière de parler est adaptée. Il serait possible d’enseigner des façons appropriées à de nouveaux contextes que les élèves ne maîtrisent pas encore, sans dévaloriser pour autant certaines façons de parler.

Nous observons aussi un tas de discours sur les jeunes de cités qui auraient supposément un manque de vocabulaire, alors que, dans beaucoup de quartiers et chez les populations jeunes, nous remarquons au contraire une créativité très forte et une inventivité dans le lexique. Mais c’est comme s’il existait un double standard. Nous n’évaluons pas du tout de la même manière la créativité linguistique d’un poète reconnu et celle d’un adolescent n’ayant pas de reconnaissance sociale.

Comment expliquez-vous les évolutions de notre langue ?

Il y a une tradition linguistique qui tente d’expliquer les évolutions de la langue uniquement par des facteurs linguistiques. Comme s’il y avait un système des mots, des consonnes et des voyelles. Dans mon ouvrage, je mets en avant des analyses qui existent depuis des décennies selon lesquelles des phénomènes sociaux sont plutôt à l’origine de ces évolutions. Ces changements existent parce qu’il y a une rencontre entre différentes populations et que celles-ci ont un intérêt à communiquer. Cet intérêt, qui peut être asymétrique, va déterminer dans quels sens les uns s’adaptent aux autres et non l’inverse. Les phénomènes de migrations, de guerres, d’échanges commerciaux, d’expansions religieuses vont ainsi déterminer des influences mutuelles. Lorsque nous dressons ce constat, cela pousse à sortir de la conception décliniste de la langue, selon laquelle il y aurait une essence et une pureté détériorées par des assauts extérieurs. Le contact avec d’autres langues a toujours existé. Aujourd’hui, l’influence des mots anglais est tout à fait comparable à l’apport des langues germaniques ou de l’arabe, qui ont nourri le français il y a plusieurs siècles. Le phénomène est le même.

Nous pouvons nous demander pourquoi certaines personnes tiennent un discours décliniste. Il faut peut-être le relier à la position sociale et au prestige qu’elles obtiennent grâce à leur maîtrise d’une certaine forme de la langue. Finalement, lorsque celle-ci évolue, la maîtrise des usages leur échappe, ainsi que le prestige social qui va avec.

Comment s’affranchir de ces barrières linguistiques ?

Il me semble intéressant d’avoir un autre rapport à la norme, à ce que l’on estime être la bonne ou la mauvaise manière de parler. On réalise ainsi que nos jugements dévaluatifs n’ont pas nécessairement de pertinence d’un point de vue linguistique et qu’ils sont seulement révélateurs de conflits de positionnements sociaux. En même temps, les personnes qui s’expriment d’une façon éloignée de la forme officielle peuvent se sentir moins complexées et davantage autorisées. Cela offre une reconnaissance à d’autres formes de créativité linguistique. Nous essayons en sociolinguistique de proposer des notions s’affranchissant des présupposés. Lorsqu’on utilise des termes fixes pour désigner des processus sociaux et langagiers évolutifs en permanence, il y a toujours des décalages. L’idée est de passer d’une conception avec des cases bien rangées, qui ne bougent pas, à une analyse en termes de processus dynamiques. Pour désigner ces évolutions, nous parlons par exemple de « pratiques », d’« usages » ou de « manières ».

Entretien

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