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Quartier sensibles : et si on essayait le travail social communautaire en 2024 ? (Tribune)

Pour Jean-Claude Sommaire, l’intégration « républicaine » restera difficile « en raison d’un conflit de normes et de valeurs, voire de mémoire, entre accueillants et accueillis. »

Crédit photo DR
[TRIBUNE] Entre une droite obsédée par l’approche sécuritaire et une gauche hantée par le remord post-colonial, Jean-Claude Sommaire propose une troisième voie. Le « multiculturalisme tempéré » à la française permettrait de réhabiliter le travail social communautaire, tout en le distinguant du communautarisme.

Il y a treize ans, le journaliste du Monde Luc Bronner, dans son ouvrage La loi du ghetto (1), décryptait déjà, avec lucidité, tout ce qui a été observé sur le terrain, il y a six mois lors des émetes de juin-juillet 2023 :

« Le constat que je formule est celui d’un effacement des adultes, d’un renversement des hiérarchies dans les ghettos français. Aux portes de la République, se sont constituées des contre-sociétés, avec leurs hiérarchies, leurs lois, leurs rapports sociaux, leurs valeurs. Et une forme de domination adolescente probablement inédite, en France comme en Europe. La prise de pouvoir d’une jeune génération nihiliste, sans projet politique »

En 2018, dans son rapport souverainement écarté par le président de la République, l’ancien ministre de la Ville, Jean-Louis Borloo, prophétisait que la situation dans les quartiers sensibles « ne sera pas tenable si nous renonçons à intégrer dans le rêve français 10 millions d’âmes invisibles, une jeunesse lumineuse, colorée, et en quête de participation ». Il récidivera, peu avant la dernière élection présidentielle de 2022, en publiant un court ouvrage, L'Alarme, pour dire, sur un ton plus incisif, « cela peut mal finir ».

La loi immigration ne règle rien

Effectivement cela aurait pu mal finir, en juin dernier, sans qu’il soit utile de rappeler ici l’ampleur des dégâts matériels et le choc émotionnel, ressenti par l’opinion, beaucoup plus important qu’en 2005.

Cependant si la loi immigration, qui vient d’être votée, dans les conditions que l’on connaît, peut contribuer, à terme, à mieux maîtriser les flux, elle ne résoudra pas les problèmes de cohésion sociale auxquels nous sommes présentement confrontés. De plus, nos immigrations, devenues « un médicament à vie », comme a pu le dire la démographe Michèle Tribalat, sont appelées à se poursuivre. Enfin, en raison de notre géographie et de notre histoire, celles-ci resteront vraisemblablement à dominante extra-européenne et musulmane, avec une forte composante en provenance de notre ancien empire colonial.

L’intégration « républicaine » de ces populations dans notre société restera donc difficile en raison d’un conflit de normes et de valeurs, voire de mémoire, entre accueillants et accueillis, plus important que par le passé lorsque l’on recevait, très majoritairement, des migrants d’origine européenne.

Pour prévenir de nouvelles émeutes et faciliter l’indispensable adhésion aux valeurs communes des jeunes issus des immigrations post-coloniales, notre pays gagnerait à adopter un « multiculturalisme tempéré », à la française, reconnaissant la réalité du pluralisme social et culturel de notre société comme l’avait proposé, en 1995, le philosophe Joël Roman, dans un article remarqué de la revue Esprit.

Essayer l’empowerment

Dans l’immédiat, expérimenter l’empowerment (travail social communautaire), comme l’évoquait Luc Bronner en conclusion de son ouvrage, serait déjà un premier pas :

« Reste la solution d’un changement complet de stratégie. La révision des modes d’intervention étatique. Car il est une politique de la ville que la France s’est toujours refusée d’emprunter. Par tradition. Par refus historique de donner leur place aux identités locales. Par crainte du communautarisme. C’est la réponse choisie par les Américains dans les années 1960 : l’empowerment ou le choix de responsabiliser les habitants de quartiers en leur attribuant un certain pouvoir. »

Largement ignoré en France et trop souvent soupçonné, à tort, d’encourager le communautarisme, le « travail social communautaire », pratiqué dans de nombreux pays, part du principe que les hommes vivent au sein de diverses « communautés » de proximité (famille, quartier, église, associations, clubs sportifs, collectifs de travail, etc.) au sein desquelles ils se réalisent en tant que « personne ».

>>> Du même auteur : Après les émeutes, la protection de l'enfance interpellée

Le travail social communautaire, qui peut également s’exprimer au plan ethnique, culturel ou religieux, vise à renforcer le « pouvoir d’agir » des groupes défavorisés pour que leurs membres, moins isolés et plus solidaires entre eux, puissent échapper à l’assistanat et accéder plus facilement à l’éducation, au logement, à l’emploi et, plus globalement, à une qualité de vie meilleure.

Ainsi, dans beaucoup de pays d’immigration, quand on constate que certaines populations immigrées courent plus de risques que la majorité autochtone de voir leurs enfants tomber dans la délinquance, on conçoit et on met en œuvre avec elles des actions de prévention précoce adaptées aux spécificités de leur communauté.

Une occasion manquée en 2010 qu’il ne faudrait pas renouveler en 2024

Dès 2010, la France aurait pu s’engager dans cette voie après la publication de l’ouvrage d’Hugues Lagrange Le Déni des cultures (2), publié quelques mois après celui de Luc Bronner. Ce sociologue, à partir d’une enquête réalisée auprès de 4 500 adolescents, relevait alors, qu’à conditions sociales identiques, ceux appartenant à des familles originaires du Sahel étaient quatre fois plus souvent impliqués, comme auteurs de délits, que ceux élevés dans des familles autochtones. Les jeunes appartenant à des familles maghrébines l’étaient deux fois plus.

Toutefois, malgré un bref engouement médiatique, cet ouvrage a été rapidement oublié par une droite privilégiant alors des approches sécuritaires, et par une gauche hantée par le remord post-colonial, refusant de stigmatiser les immigrés.

S’inspirer du terrain

Il est devenu indispensable, aujourd’hui, de réexaminer la « question communautaire » en la distinguant clairement du « communautarisme ». Une étude récente, publiée par l’essayiste Hakim El Karaoui, ancien collaborateur de l’Institut Montaigne, nous y incite vivement. Bien évidemment, les « communautés », si elles sont ignorées ou vilipendées, peuvent venir contrarier les processus d’intégration républicaine. Toutefois, quand on travaille intelligemment avec elles, elles peuvent les faciliter et prévenir le développement des communautarismes ethniques et religieux qui nous inquiètent aujourd’hui à juste titre.

D’ailleurs de nombreux acteurs de terrain, tous ceux que le sociologue Manuel Boucher appelle « les pacificateurs indigènes » (éducateurs de prévention spécialisée, animateurs de centres socio-culturels, correspondants de nuit, médiateurs interculturels, etc.) pratiquent déjà ainsi, sans le dire explicitement. Nombre d’entre eux étaient d’ailleurs présents, l’été dernier, avec les élus locaux, pour protéger écoles et équipements publics de la folie destructrice des émeutiers.

En 2024, les départements, chargés de la protection de l’enfance, seraient donc bien inspirés de lancer des appels à projet pour conforter l’autorité parentale dans les quartiers sensibles (près de 75 % des jeunes déférés à la justice, l’été dernier, étaient, soit à l’aide sociale à l’enfance, soit des jeunes vivant dans des familles mono-parentales), en s’intéressant plus particulièrement aux réseaux de solidarité communautaires, actifs sur le terrain mais très largement ignorés par les institutions.


L’auteur 
Jean-Claude Sommaire, administrateur civil honoraire, ancien sous-directeur du développement social, de la famille et de l’enfance au ministère des Affaires sociales. Membre fondateur du Séminaire pour la promotion de l’intervention sociale communautaire (Spics), créé après les émeutes urbaines de 2005 (3).



Notes

(1) La loi du ghetto. Enquête dans les banlieues françaises, éd. Calmann-Lévy, mars 2010.
(2) Le Déni des cultures, éd. Seuil, septembre 2010.
(3) Le Spics a cessé ses travaux en 2018. Voir le rapport final de la recherche-action.

 

 

 

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