Lolita, 17 ans. Elle a connu par le passé la vie en foyer, avec ses hauts et (surtout) ses bas. Puis est retournée chez son père dans le cadre d’une mesure d’action éducative en milieu ouvert (AEMO). Trois ans pendant lesquels elle a préféré taire ses conditions d’existence plutôt que d’envisager un nouvel accueil collectif. Jusqu’au point de non-retour. En 2024, son éducatrice, Mathilde Bidal, interroge l’hypothèse d’un placement institutionnel. L’adolescente plaide pour un logement semi-autonome, sans avoir la maturité requise, ni qu’on soit en mesure de lui garantir une place.
Besoins fondamentaux
Au fil des années, la professionnelle a noué des liens affectifs avec la jeune fille. Elle la sait fragile, craint une rechute. Non sans d’âpres discussions avec sa direction, elle envisage d’être sa tiers digne de confiance. « Ça titillait mon éthique : jusqu’où aller en matière de distance professionnelle, de responsabilité ? », interroge-t-elle. Avec l’accord de son association Retis, en Haute-Savoie, ainsi que du père de la jeune fille, elle plaide son dossier devant le juge, qui reconnaît l’intérêt supérieur de l’enfant malgré la situation atypique. Son propre employeur l’accompagne dans ses nouvelles fonctions. Aujourd’hui, avec plus d’un an de recul, Mathilde Bidal et son compagnon, devenu tiers lui aussi, ne regrettent rien : « Cet engagement prend du temps, de l’énergie. On doit apprendre à mieux communiquer, à ajuster nos postures. Mais c’est une expérience très enrichissante, explique l’éducatrice. Lolita, qui craignait d’être abandonnée, s’est sentie au contraire écoutée. Et a obtenu ce qui lui manquait : de la stabilité et de la sécurité. »
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Alternative au placement institutionnel, l’accueil bénévole par des proches de l’enfant a pris une nouvelle dimension depuis la loi de 2022. « Très tôt, il a été envisagé, en assistance éducative, la possibilité de confier l’enfant à un tiers ou à un membre de la famille. Seulement, c’était une modalité très peu usitée », précise Flore Capelier, docteure en droit public, chercheuse associée au laboratoire Printemps (UVSQ-CNRS). La loi de 2007 a consacré la nécessité de s’appuyer sur les ressources de l’entourage en veillant à la continuité des liens affectifs. Celle de 2016 a précisé cette orientation en créant l’accueil durable et bénévole (ADB). Lequel permet à des proches, ou à des citoyens souhaitant s’engager dans un lien affectif, de prendre en charge des enfants confiés. Le dispositif, circonscrit aux mesures administratives, est resté là encore relativement confidentiel. Et il aura fallu 2022 pour engager une réelle dynamique sur la place des aidants bénévoles en protection de l’enfance. Non seulement la loi donne la possibilité au juge – cette fois dans le cadre, donc, de mesures judiciaires – de confier l’enfant à un tiers digne de confiance (TDC), mais, « sauf urgence », elle oblige les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) à évaluer cette hypothèse avant tout placement institutionnel.
Désinstitutionnalisation
Le texte va plus loin encore. Pour la première fois, il donne un fondement légal au parrainage et au mentorat, qui demeuraient jusqu’à présent un lien informel entre un enfant et un tiers. Le premier, qui doit être coordonné par une association, est défini comme une relation durable. Le second poursuit avant tout des objectifs d’insertion socio-professionnelle. Dans les deux cas, la loi précise que les services de l’ASE doivent proposer un parrain ou une marraine à tout enfant pris en charge, ainsi qu’un mentor à l’entrée au collège.
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À l’appui de ces nouvelles dispositions : la nécessité de diversifier les accueils pour répondre aux besoins fondamentaux de l’enfant, notamment d’attachement et relationnels. « Les lois de 2016 et 2022 tirent les leçons des fragilités de nos dispositifs. L’ASE est invitée à penser les projets de vie en envisageant la possibilité pour l’enfant de nouer des liens affectifs durables, explique Anne Devreese, présidente du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE). Les enfants ont besoin de s’appuyer sur un réseau social étayé, construit autour de personnes autres que les seuls professionnels qui prennent soin d’eux. » Les études, entre autres celles de la socio-démographe Isabelle Frechon, le montrent : les enfants confiés souffrent, au sortir de l’ASE, d’un très grand isolement social. Beaucoup ne citent que des professionnels parmi les personnes sur lesquelles ils peuvent compter. « Pendant de nombreuses années, on a d’une certaine façon mis les enfants confiés “sous cloche”, souvent pour les protéger, poursuit Anne Devreese. Mais nous avons pris conscience, récemment, que le risque pris par les équipes éducatives quand elles soutiennent les liens affectifs d’un enfant est finalement bien moindre que celui que l’on prend quand on le prive de nouvelles rencontres et de liens sociaux. »
Manque de lisibilité
Malgré les lois, l’accueil par des bénévoles reste encore très minoritaire. D’après l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), qui a mené en 2024 une revue de littérature sur le sujet, l’ADB aurait d’abord concerné des mineurs non accompagnés, sans lien initial avec l’accueillant. Si les données objectives manquent, le dispositif, qui ne fait l’objet d’aucune obligation, semble encore peu sollicité. Les placements auprès d’un TDC le seraient davantage. Fin 2023, la Drees en dénombrait 14 763, ce qui représente 8,5 % des enfants concernés par une mesure judiciaire. Sans doute le manque de lisibilité des textes, qui fait l’objet de discussions dans le cadre du projet de loi de protection de l’enfance, n’a-t-il pas favorisé leur développement. « Plutôt qu’une réforme d’ampleur avec des objectifs clairs, le législateur a agi par touches successives, sans faire de liens entre ces différents types d’accueil », souligne Flore Capelier. De fait, la juriste constate « la difficulté de s’approprier le cadre juridique en vigueur et de construire des repères partagés ».
Pair-aidance
Trois ans après la loi, une récente décision de la Cour de cassation devrait impulser un nouvel élan au dispositif. Dans un arrêt du 2 juillet 2025, elle considérait que le juge n’avait pas motivé l’urgence ou l’impossibilité de confier l’enfant à un tiers digne de confiance. « Cette jurisprudence va contraindre les départements à questionner ce type d’accueil », estime la juriste. Attention toutefois à garantir une parfaite évaluation du tiers pour qu’il ne devienne pas l’« indigne » de confiance. « Tout le monde ne peut pas être TDC. Il faut toujours avoir en tête de privilégier l’intérêt de l’enfant, et pas seulement d’éviter le placement en institution », souligne Marie-Pierre Auger, à la Convention nationale des associations de protection de l’enfance (Cnape). Attention également à ne pas se tromper d’objectifs. « Si la seule raison de soutenir ces projets était liée à un calcul budgétaire ou à un manque de professionnels, on courrait le risque de faire vaciller un édifice fragile, alerte Anne Devreese. Ce virage est le contraire de la désinstitutionnalisation : il doit s’accompagner d’une politique d’aide aux aidants, qui nécessite un plateau technique formé et étoffé, permettant de veiller à la satisfaction des besoins de l’enfant et de soutenir les parents et les aidants. »
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À ce jour, au moins une quinzaine d’organismes habilités ont développé des services d’accompagnement des tiers, chacun à sa manière. Ou presque. Le premier d’entre eux a été créé dès 2008 par l’association Retis. Son fondateur, Mohamed L’Houssni, était directeur d’un centre d’accueil d’urgence pour adolescents lorsqu’il l’a imaginé : « Je voyais des mineurs fuguer et revenir chez un proche, chez une voisine du domicile parental. Ça m’a intrigué : ces jeunes ne refusent pas l’aide mais ils refusent l’aide qu’on leur propose. » Si, à l’époque, la loi autorise le recours à un TDC, ce dispositif demeure rarement mis en œuvre. Et lorsque le juge ordonne une telle mesure, soit elle ne fait l’objet d’aucun suivi, soit elle est assortie d’une action éducative en milieu ouvert. « J’y voyais une contradiction, poursuit Mohamed L’Houssni : l’AEMO est dispensée au domicile parental alors que le recours à un tiers constitue une séparation de l’enfant avec sa famille. J’ai donc imaginé un service qui fasse tout en un : le soutien des tiers aux enfants et la médiation auprès des parents. » Aujourd’hui, le service, composé de cinq intervenants socio-éducatifs, de trois psychologues et d’une juriste, accompagne 80 TDC en file active. L’association, qui intervient sur mandat du juge, peut aussi, en amont de la désignation du TDC, évaluer la possibilité d’un accueil.
Services aux tiers
Centre de ressources et d’expertise, Retis, qui a élaboré un guide pratique sur les TDC, anime un réseau de services aux tiers. L’association Les Enfants de bohème, dans l’Ain, en fait partie. Depuis 2021, elle accompagne parrains, TDC et ADB, évaluant si nécessaire l’environnement de l’enfant à l’aide d’outils comme l’écomap ou le sociogénogramme. « Si personne n’est identifié, on cherche des citoyens désirant créer un lien affectif, notamment par le biais de campagnes sur les réseaux sociaux, explique la codirectrice Eva Landry. Le bénévole et l’enfant font connaissance et on voit si ça fonctionne dans le cadre d’un parrainage, dans un premier temps, de trois à neuf mois. »
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Plus qu’un parrainage, l’ADB peut aussi être un palier avant l’adoption. C’est ce que souligne Morgane Denoyelle, cheffe de projets « besoins fondamentaux des enfants protégés et liens durables » à la Ville de Paris, qui déploie début 2026 un service dédié. « L’adoption suscite souvent un choc d’adaptation pour l’enfant et les adoptants. L’ADB, lui, génère moins de pression sur les liens affectifs. Il s’agit de faire famille de manière progressive, et non pas de s’inscrire tout de suite dans une dimension de parentalité. » Le futur service entend placer la convivialité et la pair-aidance au cœur de sa pratique, comme d’autres avant lui. À Pantin, Droit d’enfance accompagne, en plus de son centre de ressources sur les tiers, les TDC et ADB depuis juillet 2025, sur libre adhésion. L’association a aménagé dans ses locaux un véritable café, pour que les bénévoles s’approprient le lieu. Chez Retis, on organise des groupes de parole. « On s’est aperçu que la fonction isolait, explique Bruno Machado, chef de service. Certains tiers ont trouvé des ressources entre eux et réfléchissent à la constitution d’une association pour porter leur voix au niveau national. » Au cœur des problématiques : le montant de l’indemnité allouée, très variable en fonction des départements ; le droit aux prestations familiales ; ou encore l’engagement de leurs responsabilités face aux dommages causés par l’enfant.
Faiseurs de liens
Autour de cette nouvelle politique publique, c’est toute une posture professionnelle qui est amenée à changer. Le sociologue Bertrand Hagenmüller invite ainsi à penser une « culture de l’ouverture », d’abord des professionnels à l’entourage de l’enfant, mais aussi des lieux de l’institution. « Il s’agit d’apprendre à repérer les aidants, de les mobiliser, de trouver des solutions ensemble en s’affranchissant de l’expertise technocratique, explique-t-il. Les professionnels doivent intervenir comme des faiseurs de liens, en soutien de communautés, plutôt que dans une prise en charge de l’enfant. Il s’agit ensuite d’ouvrir les établissements aux parents, aux amis des enfants, au quartier, de créer du liant et des occasions de rencontres : personne n’a envie de vivre entouré des seuls professionnels. » Cette posture nécessite d’assumer une part de risque. « On a évolué ces quinze dernières années sur la question de la juste proximité, analyse Bertrand Hagenmüller. Le grand chantier, désormais, c’est celui de l’ouverture. »
Repères
-Accueil durable et bénévole (ADB). Introduit par la loi du 14 mars 2016, il s’agit d’une mesure administrative. C’est le département qui peut décider, avec l’accord des parents, de confier l’enfant à un tiers lorsqu’il est pris en charge par l’aide sociale à l’enfance « sur un autre fondement que l’assistance éducative ». Cette modalité concerne donc, de manière restrictive, les seuls enfants placés à la demande des parents dans le cadre d’un accueil provisoire. Le tiers, selon le code de l’action sociale et des familles, doit être recherché « dans l’environnement de l’enfant, parmi les personnes qu’il connaît ou d’autres personnes susceptibles de l’accueillir durablement », de manière permanente ou non. Le service de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou un organisme habilité est chargé d’informer, d’accompagner et de contrôler ce tiers.
- Tiers digne de confiance. Introduit par la loi du 7 février 2022, il est désigné par le juge des enfants. Celui-ci peut, selon l’article 375-3 du code civil, décider de confier le mineur « à l’autre parent, à un autre membre de la famille ou à un tiers digne de confiance ». Sauf urgence, il ne peut confier l’enfant à l’ASE « qu’après évaluation par le service compétent, des conditions d’éducation et de développement physique, affectif, intellectuel et social de l’enfant dans le cadre d’un accueil par un membre de la famille ou par un tiers digne de confiance ». Le décret du 28 août 2023 précise les modalités d’application du texte. Comme pour l’accueil durable et bénévole, le département ou un organisme habilité est chargé d’informer et d’accompagner le tiers. Le texte ne prévoit toutefois pas la question du contrôle des antécédents judiciaires de ce tiers.
-Parrainage. Depuis la loi du 7 février 2022 (article 9), le département doit proposer à l’enfant pris en charge par l’aide sociale à l’enfance de désigner un ou plusieurs parrains ou marraines. Cette disposition doit s’inscrire dans le cadre d’une « relation durable » construite « sous la forme de temps partagés réguliers ». Une charte du parrainage, approuvée par un arrêté du 13 janvier 2025, établit sept principes fondamentaux. Elle comporte entre autres l’idée que cette relation privilégiée doit être formalisée et accompagnée par une structure.
-Mentorat. Inscrit comme le parrainage à l’article 9 de la loi du 7 février 2022, le mentorat désigne « une relation interpersonnelle d’accompagnement et de soutien basée sur l’apprentissage mutuel. Son objectif est de favoriser l’autonomie et le développement de l’enfant accompagné en établissant des objectifs qui évoluent et s’adaptent en fonction de ses besoins spécifiques. » Un mentor doit être proposé aux enfants pris en charge par l’ASE dès l’entrée au collège.
>>> Retrouvez tous les articles de l'enquête :
Tiers aidants : la famille élargie au cœur des décisions (2/3)
Tiers aidants : "Protéger l’enfant n’est pas juste le mettre à l’abri" (3/3)