Au moment où le Haut Conseil du travail social (HCTS) œuvre sur la prospective, un retour sur le passé permet de prendre la mesure de l’ampleur des changements qui ont eu lieu dans la formation des travailleurs sociaux. En soi, ce n’est pas un sujet d’étonnement, puisque nous ne sommes pas à société constante : les besoins et les demandes évoluent, dans un contexte où se croisent des mutations sociétales, des fluctuations dans les politiques publiques, des transformations dans le profil des publics vulnérables et, pour finir, des modifications dans les attentes des jeunes qui souhaitent se professionnaliser dans le social et le médico-social.
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Cela étant, les problèmes et débats actuels qui concernent la formation des travailleurs sociaux ont des racines anciennes. Trois soucis ont notamment ponctué les soixante-dix dernières années, en plus de la situation économique difficile des établissements de formation.
1. Un balancement entre segmentation et transversalité
La segmentation – pour ne pas dire l’émiettement – des métiers et des formations correspond à l’espoir vain d’une adéquation à tous les niveaux de l’action sociale et médico-sociale entre l’identification de besoins spécifiques du fait de l’âge des bénéficiaires (petite enfance, personnes âgées…) ou de la nature de leurs difficultés, et les réponses en termes de catégories d’institutions et de métiers. En l’occurrence, cela se traduit par 13 diplômes d’État inscrits dans le code de l’action sociale et des familles, et près de 150 certifications délivrées au titre des formations initiales par cinq ministères, à commencer par celui de l’Éducation nationale. Parmi les métiers disparus, on compte infirmière-institutrice à la fin du XIXᵉ siècle, surintendante d’usine, infirmier de secteur psychiatrique, aide médico-psychologique…
Préserver les singularités
Les inquiétudes relatives à l’idée d’un « travailleur social unique » s’alimentent de ce passé. En revanche, les mêmes qui ne cessent de se plaindre des constructions en silo s’arriment à la défense d’identités quasi sacralisées. Tout ceci alors que les notions de solidarité, d’inclusion, d’hybridation des publics, de fluidité des parcours, de citoyenneté, de coopération et de coordination conduisent à préserver les singularités mais aussi à valoriser ce qui est commun aux divers métiers du lien social.
2. Une tension entre professionnalisation et attraction de l’enseignement supérieur
Cette tension présente des formes variées. Les établissements de formation ont été confortés en tant que centres de formation professionnelle, dans une continuité avec les institutions sociales et médico-sociales.
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Alors qu’il n’en était pas ainsi dans beaucoup de pays, le législateur français a pris le parti de maintenir un espace de formation largement autonome à l’égard de l’Éducation nationale. Après des débats houleux, la loi du 30 juin 1975 a entériné la place de la formation des travailleurs sociaux, dans leur secteur à la fois d’origine et d’affectation, comme une formation professionnelle à part entière. Employeurs et salariés sont parvenus à faire entendre par l’État les choix sur lesquels ils s’étaient retrouvés lors de l’élaboration de la convention collective du 15 mars 1966.
Réponse à la baisse d'attractivité
Il aurait pu en être autrement, puisque quatre des diplômes d’État parmi les plus importants du travail social (éducateur spécialisé, moniteur-éducateur, éducateur technique spécialisé et conseiller en économie sociale et familiale) étaient codélivrés – ou allaient l’être – par l’Éducation nationale. D’autres (éducateur de jeunes enfants, assistant de service social) sont restés plus ancrés encore dans leur ancien processus de professionnalisation.
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Aujourd’hui, même si ces principes restent d’actualité, le profil et les attentes des nouvelles générations ont changé. Beaucoup ont déjà une licence ou un parcours plus ou moins abouti dans l’enseignement supérieur. De ce fait, l’heure est à la recherche du renforcement des liens avec l’enseignement supérieur et la recherche, dans un contexte d’attribution du grade de licence aux diplômes de niveau 6. D’autant qu’il s’agit d’une réponse à la baisse d’attractivité des formations sociales, suspectées d’être enfermées dans la reproduction des savoirs et des statuts. Pour autant, le processus de Bologne (licence, master, doctorat) n’est toujours pas mis en place par la France.
3. Des dissensus et un défaut de régulation
Il n’y a jamais eu de véritable consensus sur la façon de concevoir les formations initiales des professionnels du secteur. En 2024, la Cour des comptes a attribué un peu vite cette situation à l’importance des désaccords entre les responsables pédagogiques et institutionnels quant à la conception de la formation des travailleurs sociaux. Il s’agit d’un serpent de mer toujours vivace que l’on retrouve à propos des liens entre formation et recherche. On se rappelle la conférence de consensus qui s’est déroulée au Cnam, à la même époque que les États généraux du travail social, sur le thème de « la recherche en/dans/sur le travail social ».
Vives controverses
En réalité, il existe depuis longtemps des clivages qui ne se réduisent pas à la seule opposition entre deux mondes supposés hétérogènes – la sphère professionnelle et la sphère académique – mais qui se déploient tant à l’intérieur du domaine de la formation, qu’elle soit professionnelle ou universitaire, qu’à l’intérieur du domaine de la recherche, entre une conception académique et des approches collaboratives ou participatives. Ces controverses sont d’autant plus vives qu’elles prennent pour objet la nature du savoir – ou plutôt des savoirs – depuis l’intégration en 2017 de la définition du travail social dans le code de l’action sociale et des familles.
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Elles s’alimenteront de plus en plus, notamment avec la porosité des frontières entre professionnels et non-professionnels (aidants, pairs aidants…), jusqu’à l’implication des personnes accompagnées dans la formation des travailleurs sociaux. Ces évolutions contribuent à une crise rampante sur fond de doutes quant à la « bonne » façon de former les travailleurs sociaux et de leur transmettre savoirs et techniques, mais surtout de s’entendre sur le sens et les finalités de la formation. Eux seuls peuvent le faire, dès lors qu’aucune instance tierce – l’État, les supposés « chefs de file » de l’action sociale, les régions ou un ordre professionnel – n’assure de régulation. Pour finir, cette situation flottante ne peut que favoriser les subdivisions identitaires et l’enkystement des divergences.