Ce sont trois décennies qui ont changé le visage de la pauvreté. Si, en 1994, celle-ci pouvait être qualifiée de « conjoncturelle », elle a progressivement changé de nature, au gré des involutions économiques de la société française, pour devenir « multidimensionnelle et structurelle ». Tel est en tous cas le constat du Secours catholique-Caritas France (SCCF) qui, dans son dernier rapport sur la situation de la précarité en France publié jeudi 20 novembre 2025, en profite pour tirer le bilan de trois décennies d’observation statistique de la situation des personnes précaires.
Transformation sociologique
En trente ans, la précarité a donc connu « une transformation sociologique » que les chiffres seuls ont du mal à retranscrire. Sur le papier, l’évolution du taux de pauvreté – correspondant aux personnes disposant d'un revenu inférieur à 1 316 € par mois – entre 1996 et 2025 semble connaître une quasi-stagnation (respectivement 14,5 % de la population et 15,4 %). C’est cependant faire fi d’une évolution sensible de la typologie des personnes touchées par des situations de précarité toujours plus nombreuses, notamment des couches sociales les plus atteintes.
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« En 1999, les 10 % de ménages les plus pauvres avaient un niveau de vie trois fois moins élevé que celui des 10 % les moins pauvres. Cet écart est supérieur à 5 en 2024 », souligne le SCCF. Mêmes observations par rapport au niveau de vie médian des ménages recourant aux services de l’association, qui accuse une forte baisse depuis 2014. Si à l’époque, ce revenu s’élevait à 658 €, il est désormais descendu à 565 €. Quant au nombre de ménages sans aucune ressource accueilli par les équipes du Secours catholique, il a augmenté de 154 % en trente ans.
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Côté profilage, les bénévoles de l'association étaient, en 1994, surtout confrontés à « des femmes seules, avec ou sans enfants, hachées par le travail précaire […], des ménages au chômage arrivant en fin de droits […], des hommes de nationalité étrangère en milieu urbain et […] des personnes seules, enchaînant les contrats courts de saisonniers et d’intérimaires ».
Trois décennies plus tard, les mères isolées en emploi précaire et en logement social, les familles étrangères avec enfants, les femmes isolées de plus de 50 ans vivant seules en milieu rural, aux carrières professionnelles hachées et présentant souvent des soucis de santé ou de handicap, constituaient l’essentiel des populations secourues.
Changement de discours dominant
Le regard de la société, aussi, a évolué. Si en 1994, date du premier rapport du SCCF, la lutte contre la pauvreté faisait l’objet d’une labellisation « grande cause nationale » abondamment relayée par les médias, le discours dominant assimile aujourd’hui davantage les personnes en situation de précarité à des « assistés »…
« En 1994, lorsque nous avons engagé cette enquête pour la première fois, Edouard Balladur, Premier Ministre, avait lancé un grand plan de lutte contre la pauvreté. Jacques Chirac, l’année suivante, a été élu sur le thème de la réduction de la fracture sociale. Par la suite, la gauche a elle aussi mis en place des programmes de lutte contre la pauvreté. Ce n’est qu’à partir des années 2010 que le discours a changé. Ca a commencé avec le « cancer de l’assistanat » de Laurent Wauquiez jusqu’au « pognon de dingue » d’Emmanuel Macron. Cela a créé un stigmatisation terrible pour les précaires qui devenaient responsables de leur sort », se souvient Didier Duriez, président du Secours Catholique.
Aujourd’hui, femmes, enfants et personnes en situation de handicap demeurent les premières populations auxquelles sont confrontés les bénévoles du Secours catholique. 23,9 % des personnes soutenues étaient ainsi des mères isolées, 39 % des enfants et 23 % faisaient face à des problèmes de santé (handicap compris).
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La dématérilisation a aggravé le non-recours
Cependant, avec les années, les ménages sans ressources (26 %) sont venus gonfler les chiffres de la fréquentation des antennes de l’association (ils ne représentaient que 10 % des usagers en 1999), avec une forte proportion de ménages comprenant au moins une personne étrangère. Parallèlement, les demandes d’aide émanant de ménages français, particulièrement en zone rurale, ont augmenté. Se sont ajoutés les chômeurs et, depuis quelques années, les seniors en situation de précarité présentant des problèmes de santé mais aussi d’isolement social.
Pour Didier Duriez, la dématérialisation progressive des guichets d’aide sociale a contribué à cette aggravation de la précarité : « cette situation a aggravé le taux de non-recours aux droits sociaux, à cause de la difficulté que représente l’usage ou l’accès à Internet chez de nombreuses populations. Pire : cela contribue à nourrir le discours affirmant que ceux qui tombent dans la précarité ne cherchent pas à en sortir », déplore-t-il, espérant que les élections municipales et présidentielles à venir soient l’occasion de faire entendre un autre son de cloche dans le débat public…