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Benoite Aubé : avec le coronavirus, “il y a une dissociation entre nos intentions et nos comportements”

Benoite Aubé, spécialiste des relations intergroupes

Crédit photo DR
Il est trop tôt pour savoir si la crise du coronavirus aura un impact à long terme sur les relations sociales mais, selon la chercheuse Benoite Aubé, toute menace, réelle ou non, engendre un risque de stigmatisation et d’exclusion.

Actualités Sociales Hebdomadaires : la crainte d’un virus favorise-t-elle des tensions entre groupes sociaux ?

Benoite Aubé : c’est un risque. Au début de l’épidémie, une partie de la population a eu une espèce de peur panique, on l’a constaté avec la ruée dans les supermarchés ou la suspicion à l’égard des personnes d’origine chinoise. Mais il y a eu aussi beaucoup de coopération, d’entraide, de solidarité. Le contexte de crise crée inévitablement des tensions, et il faut rester vigilant. La situation est différente quand la stigmatisation est ouverte et déclarée ou lorsqu’elle est plus subtile, plus floue. Par exemple, l’une des dernières menaces marquantes en France a été provoquée par les attentats de Charlie Hebdo puis du Bataclan. Le sentiment de peur a entraîné, pour quelques-uns, un rejet anti-musulmans. Parallèlement, d’autres Français, nombreux, se sont montrés solidaires de ces derniers. Le risque consécutif au coronavirus est nettement moins intuitif. Pour autant, la contamination potentielle par des virus ou des bactéries est vécue comme une agression à laquelle l’être humain est particulièrement réactif. Nous n’avons pas assez d’études encore sur les conséquences des événements actuels, mais les chercheurs en psychologie sociale ont montré que la perception subjective de la menace, même si celle-ci n’est pas réelle, conditionne nos émotions, notre façon de penser et d’agir.

ASH : qu’est-ce que le « système d’immunité comportementale » ?

B-A : nous sommes pourvus d’un système de défense contre les maladies qui permet de repérer les parasites représentant un danger pour l’espèce humaine. Lorsqu’il s’active, nous ressentons une sorte de dégoût envers l’objet source, favorisant l’évitement de l’agent infectieux. Cette réaction est utile, mais elle a des effets pervers. Les recherches suggèrent, en effet, qu’elle peut engendrer un impact psychologique et comportemental sans relation directe avec la menace de contamination. Avec le coronavirus, le risque est concret, et nous pouvons avoir tendance à nous éloigner d’une personne qui tousse. Le problème, c’est que la distanciation sociale et physique s’observe aussi avec d’autres personnes porteuses d’un indice visible sans lien avec une quelconque contagion. Une étude a démontré, par exemple, qu’un individu sans problème de santé ayant une tâche de naissance au visage est implicitement plus fortement assimilé au mot « maladie » qu’un individu ayant la tuberculose mais d’apparence « normale ».

ASH : ce phénomène peut se produire dans d’autres circonstances…

B-A : on retrouve cette stigmatisation avec les personnes présentant une anomalie physique ou morphologique. C’est le cas avec les personnes obèses envers lesquelles, plus on se sentirait vulnérable à la maladie, plus les préjugés seraient forts. Une dissonance physique nous renvoie à des pensées et émotions négatives. C’est totalement inconscient. On les retrouve également envers les personnes en situation de handicap physique et, de manière plus surprenante, envers les personnes âgées, les immigrants provenant de pays non familiers et les personnes homosexuelles. Les chercheurs ont constaté d’autres effets insoupçonnés liés à la conformité à la norme sociale. Ainsi, 67 % des personnes se rangeraient à l’avis de la majorité quand la crainte d’une contamination est saillante, contre 53 % lorsque la menace est d’une autre nature et 42 % quand aucun risque n’est présent. Une autre expérience révèle une causalité entre le dégoût et la considération morale. Plus l’écœurement est important, plus les transgressions – par exemple, deux cousins d’une même famille ayant des relations sexuelles – sont sévèrement jugées par les participants. Le risque de rejet de ceux qui ne se conforment pas peut être renforcé. Ces éléments ne permettent pas de prédire nos comportements à long terme avec le coronavirus, mais s’il devait disparaître dans les prochains mois, le sentiment de menace lui survivrait sûrement. Les risques d’un trop grand conformisme, peu propice à la diversité, et par là-même d’intolérance, ne sont pas à exclure.

ASH : ce contexte pourrait-il compromettre la société inclusive à l’œuvre ?

B-A : si nous arrivions à une société non excluante dans le « monde d’après », ce serait déjà bien. Mais la France a encore du mal avec la différence. De nombreuses initiatives existent autour de l’inclusion, les intentions sont toujours très positives, mais les choses changent très lentement. L’école inclusive est plus que jamais mise en avant par les pouvoirs publics. Les entreprises et les institutions affichent une attention fragile mais grandissante pour intégrer les personnes en situation de handicap, d’origines ethniques diverses… Il ne faudrait pas qu’après le coronavirus, en plus des répercussions sanitaires, économiques et sociales, s’installe un climat de repli sur soi. Au contraire, ce pourrait être l’occasion de davantage d’ouverture. Il s’agit en premier lieu d’en faire le choix par une volonté politique, un engagement fort et des moyens, certes, mais sans oublier qu’individuellement nous avons aussi un travail à faire pour casser les stéréotypes. Au-delà des déclarations de principe, nous devons être conscients que le fonctionnement humain est complexe. Cette réalité n’est pas assez prise en compte.

ASH : comment pourrait-il en être autrement ?

B-A : je travaille sur l’inclusion des enfants autistes à l’école, et force est de constater qu’il y a encore des attitudes négatives à leur égard de la part des élèves neurotypiques. La théorie du « contact intergroupe » montre que si l’on met en relation des groupes sociaux différents, des enfants en situation de handicap dans des classes ordinaires, le regard des autres enfants et les échanges s’améliorent à condition qu’ils y soient préparés par des ateliers consacrés à l’empathie, la bienveillance, la coopération… Cela fonctionne plutôt bien pour réduire les tensions conscientes et inconscientes. Quand les choses ne sont pas dites ouvertement et que le handicap n’est pas visible à première vue, les enfants peuvent avoir le sentiment que l’enseignant applique un traitement de faveur à l’enfant autiste. Aux Etats-Unis, de nombreuses mesures ont été mises en place pour contrer la discrimination raciale à l’université et dans les organisations. Cela a déclenché de la jalousie, un sentiment d’injustice chez certains blancs. La difficulté est de trouver un équilibre entre les populations les plus défavorisées ou marginales et les autres qui ont aussi des besoins. La psychologie sociale a mis l’accent sur la dissociation entre nos intentions et la réalité de nos comportements. C’est un peu ce qui se passe sur le plan écologique : nous voulons tous préserver une belle planète, mais nous avons encore du mal à trier nos déchets.

 

Spécialiste des relations intergroupes liées aux discriminations et à l’inclusion, Benoite Aubé a collaboré à plusieurs ouvrages et enseigne au Laboratoire de psychopathologie et processus de santé (LPPS) à l’université de Paris-Descartes.

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