Comment les formations aux faits religieux et à la laïcité se sont-elles développées ?
J’étais formatrice à l’IRTS de Montrouge en 2006 lorsque j’ai été interpellée pour la première fois par une association de prévention spécialisée. Sa directrice générale souhaitait alors être accompagnée avec son équipe car elle s’apercevait que certains éducateurs s’appuyaient sur leurs propres croyances ou sur leur propre rapport au religieux pour traiter des conséquences de ces pratiques ou de ces discours. En tant qu’organisation laïque, elle s’interrogeait sur la manière dont l’association devait définir ce principe. Plutôt rares, ces formations se sont ensuite énormément développées. Les spécialistes du domaine ont été de plus en plus sollicités, même si on ne peut pas faire abstraction, en parallèle, de la focalisation politico-médiatique qui portait davantage sur l’expression religieuse rattachée à l’islam, avec les nombreux débats autour du port du voile et de sa visibilité dans l’espace public. Cette période a aussi donné lieu, de façon concomitante, à des recompositions majeures dans le champ du social, avec notamment des jeunes issus des quartiers populaires d’origine étrangère accédant à ces professions. Selon moi, même si toutes sortes de positions par rapport aux religions sont évidemment possibles, quelle que soit l’origine des personnes, cela a aussi changé la manière dont ces sujets pouvaient être abordés au sein du travail social.
Les attentats de 2015 ont-ils modifié la situation ?
A partir de 2015, le contexte post-attentat est venu cristalliser de façon très forte les questions religieuses autour de ce qu’on a appelé la radicalisation et la radicalisation violente. Il y a eu énormément d’émotions, de la vigilance et de la panique morale avec une réalité – aussi – de prosélytisme ou de situations où certains jeunes pouvaient faire jouer leurs références religieuses dans des postures de domination. Dans ces situations, le contenu des formations peut apporter un cadre de réflexion pour comprendre comment les dispositions croyantes des usagers, mais aussi celles des professionnels, se construisent, et comment se saisir des modalités de travail spécifiques à activer.
Quel est l’enjeu pour les professionnels de première ligne ?
Il existe une pluralité de postures qui parfois empêche de pouvoir traiter ces sujets de façon sereine. On ne peut pas dire que le travail social ait échappé aux débats, parfois extrêmement virulents, sur ces questions. Et on n’avait pas nécessairement anticipé le fait qu’ils puissent aussi émerger dans le cadre d’une relation d’aide. Le religieux vient bousculer la manière dont les professionnels accompagnent les publics. Il fait irruption, parfois de façon inattendue, et peut embarrasser les acteurs. Il y a ainsi, semble-t-il, la nécessité d’analyser précisément ce qui vient bousculer leur professionnalité. Car les intervenants sociaux sont régulièrement confrontés à des expressions religieuses qui peuvent les interroger, être « difficiles » à prendre en compte et ainsi brouiller les repères habituels. Avec le sociologue Daniel Verba, nous avons établi une typologie de situations auxquelles les professionnels sont confrontés à partir de leurs témoignages. Certains expriment des conceptions parfois assez dogmatiques, aussi bien de la laïcité que du religieux, alors que d’autres, au contraire, sont très pluralistes, pensant qu’il faut être le plus tolérant possible de ce qui peut être de l’ordre d’une expression légitime. Enfin, de plus en plus d’entre eux perçoivent le religieux comme un élément parmi d’autres à prendre en compte dans la compréhension des situations des personnes, sans se focaliser sur cette donnée.
Ces formations sont-elles aussi à destination des cadres ?
Oui, car les cadres jouent également un rôle essentiel. L’ensemble des acteurs doit être impliqué dans cette démarche. Je me souviens d’une étudiante qui nous expliquait que, dans son foyer, des directeurs se sont succédé en adoptant des usages très différents en matière d’introduction de viande halal. Cela a provoqué des tensions entre les équipes éducatives et les jeunes. Cet exemple pose la question du règlement dans l’institution. Selon moi, il ne s’agit pas simplement de poser des règles à respecter mais d’apporter des outils pour réfléchir et agir. J’interviens auprès des associations avec l’idée de pouvoir fédérer les professionnels en créant une gestion partagée et commune du fait religieux, pour que ces problèmes ne viennent pas parasiter le quotidien.
Pourquoi le principe de laïcité doit-il spécifiquement être travaillé ?
Il est nécessaire de se rappeler que la laïcité est d’abord en France un principe politique, de séparation des églises et de l’Etat, une organisation qui se décline sur le plan juridique et réglementaire. Je pense qu’il faut d’abord expliquer les soubassements de ce principe pour ensuite comprendre pourquoi certaines personnes peuvent être dans une sorte d’attente par rapport à celui-ci qui n’a parfois rien à voir avec, justement, son contenu. A l’époque du texte de la loi de 1905, les femmes n’étaient pas reconnues comme des citoyennes à part entière. Pourtant, il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre parler d’égalité hommes-femmes, par exemple, dans les discours autour de la laïcité. Ce qui montre bien l’importance de considérer son contexte d’application. On demande aussi parfois à la laïcité de régler des problèmes qui n’ont rien à voir avec elle. Historiquement, le secteur s’est par ailleurs beaucoup construit en distanciation du conservatisme religieux, de la matrice religieuse catholique. Si les problématiques actuelles se posent différemment, beaucoup ont l’impression que s’ils ne se montrent pas suffisamment critiques, cela représenterait une sorte de régression.
Comment alors déconstruire toutes ces représentations ?
Il faut faire preuve de pédagogie, donner des repères et favoriser les débats parce que toutes ces questions sont entourées de beaucoup d’affectif et de sensibilité. Nous avons tous notre propre rapport au religieux, avec parfois une relation complexe, voire douloureuse, ou au contraire détendue. Il est également essentiel de partir de situations concrètes auxquelles sont confrontés les travailleurs sociaux. Il s’agit surtout d’analyser ce qui se joue, par exemple, dans une institution quand subitement un groupe d’adolescents souhaite, ou au contraire ne souhaite pas, visiter un lieu de culte. Comment aborder cette situation ? Sur le plan éducatif, faut-il mobiliser ses propres convictions ? L’objectif est d’une certaine manière de désacraliser le religieux pour en faire une donnée sur laquelle les professionnels peuvent s’autoriser à travailler dans un cadre qui respecte bien sûr les missions confiées aux institutions.
S’agit-il aussi de mieux connaître les religions ?
C’est une vaste question. De mon point de vue, on n’est pas obligé d’être dans une connaissance approfondie des différentes religions. Cela pourrait même se révéler parfois contre-productif, car cela pourrait conduire à les essentialiser ou à glisser vers des représentations réductrices et non conformes avec la religiosité des personnes. Mais ne pas avoir du tout de repères peut aussi être déstabilisant. Il faut surtout, selon moi, déconstruire ce qui, dans le religieux, d’une certaine manière, n’est paradoxalement pas uniquement du religieux. Souvent les professionnels affirment ne pas savoir où mettre le curseur entre ce qu’on peut autoriser ou pas. Je pense que, finalement, la laïcité fixe un cadre. L’important est de comprendre le sens des limites qu’il pose. Il ne s’agit pas d’interdire ou de permettre l’expression religieuse mais de s’assurer que toutes les convictions puissent coexister de telle façon qu’il n’y en ait pas une qui s’impose à l’autre.