Mars 2020. à marche forcée, le télétravail fait irruption dans les métiers du social et du médico-social, comme dans tous les secteurs. Les liens avec les personnes accompagnées et les équipes doivent brutalement être réinventés, on improvise dans la précipitation. Pour Anne, salariée d’un centre d’hébergement d’urgence pour femmes et enfants à Rennes (Ille-et-Vilaine), l’expérience fut rude. « J’ai été contrainte au télétravail à 100 % du temps, comme la plupart de mes collègues, témoigne-t-elle. Dans le service, nous ne disposions alors pas d’un ordinateur par professionnel. J’ai dû en acheter un avec mes propres deniers. Le contact physique avec les personnes suivies, du jour au lendemain, a été interrompu. C’est une abstraction pour les métiers du lien social de se retrouver à distance du public qu’on rencontre habituellement sur le terrain. » Pour Viviane(1), chargée d’accompagner des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) vers l’emploi pour une association missionnée par un conseil départemental, l’expérience reste un très mauvais souvenir. « On m’a demandé de continuer à rendre des comptes, dans une période où le marché de l’emploi était atone. Je ne pouvais plus joindre mes partenaires habituels, les assistantes sociales par exemple… Je me suis retrouvée seule. » Témoin de la détresse de certains bénéficiaires, épuisée, elle a fini par déborder largement du cadre de sa mission, en fournissant des tickets alimentaires ou en prévenant la police de violences conjugales dont elle était témoin au téléphone.
Pourtant, cet épisode stressant a présenté, pour d’autres, quelques vertus. Notamment celle de tester un esprit d’équipe mis à rude épreuve. « Ce fut une belle aventure, finalement, raconte Valérie Vallet, directrice du pôle « centre de ressources » et référente Covid de l’Udaf 33 (union départementale des associations familiales). Nous n’avions pas assez de matériel pour tout le monde et une belle solidarité est née. Certains ont mis à disposition leurs ordinateurs personnels, les conjoints de salariés ont conseillé à distance ceux qui n’étaient pas à l’aise avec les logiciels de visioconférence. »
Repenser l’organisation du travail
Passé ce moment, cependant, les limites de l’exercice apparaissent crûment. « Le maintien du lien social, avec les personnes accompagnées comme avec les collègues, est une nécessité absolue. Nous avons vu des salariés quasiment pleurer devant la grille à la fin du premier confinement, se souvient Valérie Vallet. Ils n’en pouvaient plus. » Le téléphone devient l’outil premier de contact avec les personnes accompagnées. Car si la visioconférence peut tant bien que mal se mettre en place pour les réunions d’équipe, le lien avec les usagers par ce biais est souvent exclu.« Une personne sur six n’utilise pas Internet en France, constate Laurent Laporte, secrétaire de l’UFMICT (Union fédérale médecins, ingénieurs, cadres et techniciens)-CGT Santé et action sociale. 34 % des personnes non diplômées n’y ont pas accès. Or il s’agit en grande majorité de notre public. A cela s’ajoutent les difficultés liées à la perte du collectif professionnel, dont les retours sont nécessaires surtout quand on se trouve face à des situations difficiles. »
Si le télétravail a ainsi montré ses limites, si le desserrement des consignes sanitaires fait que le 100 % à distance n’est plus de mise, le secteur social et médico-social dans son ensemble a-t-il « profité » de la crise pour mettre le sujet sur la table ? Bien peu, selon des organisations syndicales, qui en veulent pour preuve le faible nombre d’accords signés, pourtant incités par l’accord national interprofessionnel (ANI) du 26 novembre 2020. « Des accords ? Quels accords ? ironise ainsi Benjamin Vitel, secrétaire fédéral CFDT Santé-sociaux. Ils restent encore très confidentiels. Les employeurs considèrent que les emplois en contact avec le public ne sont pas éligibles au télétravail. Seuls les postes administratifs pourraient être concernés. La majorité des emplois ne l’étant pas dans le secteur, la question jusqu’à présent s’était peu posée. » Selon lui, la crise a révélé encore un peu plus le manque de réflexion sur l’organisation du travail et le contenu des métiers. « On raisonne en termes d’emplois et non de tâches. Or une multitude d’emplois pourraient être accessibles en télétravail de façon ponctuelle. Il faudrait, pour le mettre en place, se pencher sur la manière dont on organise les différents temps de travail. Mais la pénurie de personnel ne permet pas d’avoir cette réflexion. »
Certaines associations ont pourtant étudié sérieusement le sujet. C’est le cas de la Croix-Rouge française qui a mis à l’agenda des négociations un accord sur le télétravail. « Pour sa mise en œuvre, il me semble important de repenser l’organisation du travail, reconnaît Charlotte Ballero, directrice des ressources humaines (DRH). Ne serait-ce que pour déterminer le temps de travail nécessaire en présentiel et celui qui est possible en distanciel. Nous avons saisi l’occasion d’analyser ce que le télétravail pourrait apporter en termes de qualité de vie au travail et comment cela peut contribuer à rendre plus efficaces nos modes de fonctionnement individuel et collectif. » Une réflexion qui n’était pas nouvelle : « Cette négociation était prévue, les syndicats étaient demandeurs depuis plusieurs années. La crise sanitaire a accéléré le processus. Pendant des mois, nous avons dû travailler à distance. C’était le moment de se réunir autour d’une table pour travailler à un accord. » Un texte qui sera mis en œuvre au plus tard en janvier 2022 et applicable aux fonctions du siège, aux centres de services partagés, aux fonctions administratives en établissements et à la filière « formation ». Au total, il pourra concerner 3 300 personnes sur un effectif global de 16 000 salariés. L’Udaf 33 a également saisi l’opportunité d’une négociation, rondement menée. Deux réunions auront suffi : les 23 juin et 6 juillet 2020 et un accord a été mis au point et signé le 15 juillet 2020. « La crise a été un formidable accélérateur, reconnaît Valérie Vallet. Mais nous voulions de toute façon le mettre sur la table, particulièrement pour anticiper la croissance prévisible des effectifs, qui nécessite un gain de place. »
Équilibre à trouver
Ne pas imposer le télétravail, sauf situation exceptionnelle, mais laisser le choix aux salariés constitue, pour la Croix-Rouge comme pour l’Udaf 33, un principe de base. Ce qui place les managers au centre du dispositif. « Manager en télétravail, c’est d’abord… manager, estime Charlotte Ballero. Nous avons saisi l’occasion de rappeler les fondamentaux, en proposant aux cadres des formations sous forme d’ateliers de trois heures, à distance. Nous avons pu ainsi avoir des retours d’expérience, recueillir les difficultés éventuelles et les accompagner. » Ne pas avoir ses équipes « sous la main » une partie du temps, et surtout parvenir à lier les intérêts personnels et l’intérêt collectif pour ne pas désorganiser les services n’est pas toujours une tâche aisée. La mise en œuvre du télétravail repose sur un postulat essentiel : la confiance. Pour ne pas « refuser à un salarié de télétravailler un mercredi parce qu’on le soupçonne de vouloir garder ses enfants… », complète la DRH. L’inclusion de garde-fous, avec une clause de « revoyure » pour faire un bilan d’étape, doit être prévue. Autre ingrédient nécessaire à une mise en place efficiente : le bon sens. Pour des professionnels qui se déplacent parfois d’un bout à l’autre du département, éviter un retour dans l’établissement en fin de visite quand on peut travailler chez soi peut offrir un gain de temps.
Au Serdaa-Voir ensemble à Laval (Mayenne), « la réflexion était déjà en cours au niveau national, souligne Marie Fournier, responsable de service. Un rythme d’une demi-journée à une journée par semaine pour les professionnels qui travaillent à temps plein est envisageable. Le télétravail pourrait leur permettre de se concentrer sur des tâches administratives ou d’écriture de comptes-rendus par exemple. » Une négociation est par ailleurs en cours au sein de l’association Voir ensemble, elle pourra s’appliquer aux structures qui y sont rattachées, telles que le Serdaa.
Autre critère à prendre en compte : les conditions de travail du salarié, qui doit disposer d’un ordinateur et d’un téléphone professionnels et d’un espace de travail. Mais qui doit également pouvoir disposer de ses dossiers. Or la crise, qui a certes accéléré la numérisation des établissements, a également mis en évidence la difficulté de transmission de données soumises à une confidentialité extrême. « Heureusement, nous avions déjà organisé la numérisation de tous les documents entrant, reconnaît Valérie Vallet. Sans cela, nous aurions eu beaucoup de difficultés pour télétravailler. » Au Serdaa, la question s’est vite posée. « Notre serveur interne n’est pas consultable à distance, précise Marie Fournier. Est apparue la nécessité d’un système d’information sécurisé, utilisé dans le domaine médical, qui permette la transmission des situations. » Une nouveauté qui comprendra d’autres avantages : « Il pourrait contenir les données de ressources humaines mais aussi les dossiers individuels des personnes accompagnées. En sortie de visite, les professionnels pourront y inclure les données nécessaires à l’équipe. Cela ne change rien à la nécessité d’échanges oraux, mais nous pourrons ainsi présenter les informations de façon centralisée et gagner du temps. »
Imaginer, sur le long terme, la possibilité du télétravail suppose donc d’ouvrir des champs essentiels, du management à l’organisation du temps de travail en passant par la sécurisation des données. Autant de chantiers encore embryonnaires, quand la crise sanitaire continue d’imposer la mise en place de protocoles chronophages.
(1) Le prénom a été changé.