« Je n’aurais jamais imaginé travailler au Luxembourg, expose Jean-Paul Schintu, 61 ans, basé à Metz (Moselle). Pourtant, j’en ai eu plusieurs fois l’opportunité au cours de ma carrière, mais j’ai toujours voulu croire que c’était possible en France. » Après avoir vécu trois licenciements économiques en dix ans, cet ancien chef de service éducatif a fini par changer d’avis et devenir éducateur de jeunes enfants au Grand-Duché. Comme lui, de nombreux professionnels du social et du médico-social passent quotidiennement la frontière pour exercer leur métier dans des structures suisses ou luxembourgeoises.
En 2015, parmi les 166 800 frontaliers du Grand Est, 11 300 travaillaient dans le champ de la santé humaine et de l’action sociale, selon l’Insee. Dans le canton de Genève, ce même secteur était en 2019 le deuxième plus grand employeur de travailleurs frontaliers (près de 11 000 personnes) après le secteur du commerce et de la réparation, d’après l’Office fédéral suisse de la statistique.
Il s’agit d’une forte augmentation en 20 ans, puisqu’« en 1999, soit avant l’entrée en vigueur de l’accord de libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne de 2002, le nombre de frontaliers employés dans la “santé humaine et l’action sociale” était d’un peu moins de 4 000 », souligne Claudio Bolzman, professeur à la Haute Ecole de travail social de Genève et docteur en sociologie, spécialiste des migrations.
Le jeu de l’offre et de la demande
Si le flux de travailleurs est nettement plus important dans le champ sanitaire que dans celui du social et médico-social, les départs observés dans ces secteurs n’en restent pas moins tangibles sur le terrain. « Ces professionnels nous manquent, c’est une des raisons de tension dans les structures proches des pays frontaliers », rapporte Christophe Prudhomme, délégué national CGT. « Il y a une augmentation du nombre d'éducateurs frontaliers travaillant au Luxembourg, témoigne de son côté Jean-Paul Schintu. Cela génère des emplois vacants à la frontière. Si vous vous rendez au centre départemental à Metz, vous constaterez qu’on y recherche beaucoup d’éducateurs. »
Destinée à aiguiller les travailleurs frontaliers dans leurs démarches, la plateforme Frontaliers Grand Est constate également des demandes de renseignement significatives dans le secteur de la petite enfance au Luxembourg. « Depuis deux ans, nous avons beaucoup de questions émanant de professionnels, comme les Atsem [agent territorial spécialisé des écoles maternelles, ndlr] », rapporte Catherine Croisille, chargée d’études au sein de l’association.
Un marché du travail moins tendu de l’autre côté de la frontière explique en partie cet engouement. La politique du gouvernement luxembourgeois, combinée à une augmentation de la population, a par exemple engendré une forte hausse des structures d’accueil dans le pays ces dernières années. Ainsi, en 2018, près de 50 000 enfants fréquentaient une crèche, une maison relais, un foyer ou bénéficiaient d’un assistant parental.
Côté Suisse, Claudio Bolzman note un besoin de main-d’œuvre assez important dans les établissements pour personnes âgées. « Les infirmiers et aides-soignants formés en Suisse préfèrent travailler dans d’autres structures. Ils y trouvent des emplois mieux rémunérés, moins pénibles et avec plus de possibilités d’évolution. De fait, les Ehpad font appel à des personnels frontaliers. »
Travailler avec plus de moyens
Lorsque ces professionnels évoquent leur choix de vie, le critère des conditions de travail revient immanquablement. C’est en partie ce qui a décidé Gaël* qui s’est reconverti il y a plusieurs années pour devenir infirmier dans un centre en addictologie du Grand-Duché. « Pendant ma formation, j’ai réalisé un stage dans un établissement psychiatrique français, c’est à ce moment-là que je me suis décidé. Je savais très bien qu’en venant au Luxembourg les effectifs seraient plus nombreux. En France, il y a deux infirmiers dans un service pour 40 patients, ce qui ne nous laisse presque pas le temps de voir si l’usager est angoissé, de lui parler… Au Luxembourg, nous sommes deux pour 25, grâce à cela nous pouvons proposer plus d’activités et un panel de soins plus large. »
L’argument financier a lui aussi pesé dans la balance. Le quarantenaire gagne aujourd’hui autour de 3 800 € net, alors qu’en France, un infirmier débute à environ 1 500 € net, et termine sa carrière à 2 500 €. Educatrice dans une structure d’accueil pour personnes handicapées en Suisse, Christelle Rothgaenger, quant à elle, n’envisage plus aujourd’hui de toucher un salaire français. « Quand j’ai commencé à travailler en Suisse il y a 16 ans, je n’excluais pas de retourner un jour exercer en France, rapporte la professionnelle qui habite un petit village du Doubs. Aujourd’hui, avec ma vie de famille, ce n’est plus le cas. Je gagne autour de 4 800 € par mois, c’est bien plus qu’un professionnel français avec une expérience et un poste équivalents. »
Aussi attractive soit-elle, la différence de salaire reste toutefois à relativiser, selon Yann Boggio, secrétaire général de la Fondation genevoise pour l'animation socioculturelle (Fase), l’un des grands employeurs du canton dans le domaine social. « Il est important de prendre en compte le coût de l’assurance sociale et de l’immobilier extrêmement importants en Suisse. Dans le bassin genevois, se loger est aussi cher qu’à Paris. L’écart de salaire devient plus significatif, lorsque vous habitez à 60 km de la frontière. »
Des obstacles à surmonter
Partir travailler dans ces pays comporte certaines difficultés, à commencer par l’acculturation à un autre système social. Après avoir obtenu la reconnaissance de leurs diplômes, les professionnels doivent se familiariser avec les lois étrangères et les politiques sociales en vigueur, parfois bien différentes de celles de la France. « Le degré de proximité entre une équipe de travail social hors mur et un maire ou un adjoint dans une commune suisse est beaucoup plus fort que ce que l’on peut observer en France, illustre Yann Boggio. Il y a une facilité de contacts dans le monde institutionnel suisse. » « Tout cela peut demander une actualisation, une formation spécifique sur ces points », souligne le professeur Claudio Bolzman.
La barrière de la langue constitue également un obstacle pour de nombreux professionnels. Au Luxembourg, la quasi-totalité des offres d’emploi requiert de savoir parler au minimum deux langues. « En arrivant, j’avais déjà une compréhension du luxembourgeois et de l’allemand. Cela n'a pourtant pas été évident, il a fallu s’adapter vite », se remémore Gaël.
Outre ces difficultés, les professionnels doivent parfois faire des concessions. Le temps de trajet pour se rendre au travail est ainsi souvent rallongé et peut impacter le cadre de vie. « Je parcours tous les jours environ 200 km aller-retour », rapporte Gaël qui souhaite, à terme, se rapprocher de son domicile. « Les contraintes liées aux transports représentent un critère de pénibilité conséquent pour les frontaliers, constate Christophe Prudhomme. Après une journée de travail, surtout en horaires décalés, les professionnels ont envie de rentrer rapidement chez eux. »
Exercer de l’autre côté de la frontière, peut également impliquer de renoncer à une certaine sécurité de l’emploi. En Suisse, le droit du travail est, en effet, beaucoup plus souple que dans l’Hexagone. En cas de licenciement, l’employeur n’a pas nécessairement besoin de justifier d’un motif important.
De riches échanges
Au sein des équipes, la présence de travailleurs frontaliers s’avère enrichissante. Le secrétaire général de la Fase remarque un échange bénéfique autour des pratiques propres à chaque salarié. « Il est intéressant pour les professionnels d’avoir accès à d’autres formes de compétences, affirme-t-il. En France, par exemple, la prévention spécialisée est très centrée sur le travail d’accompagnement individuel, alors qu’en Suisse, nous essayons de développer des logiques collectives dans l’espace public avec des groupes de jeunes. C’est seulement ensuite que nous allons repérer le jeune en situation de vulnérabilité. »
Regroupant six centres de formation de travail social et d’éducation de la petite enfance d’Alsace, du nord-ouest de la Suisse ainsi que du sud du pays de Bade (Allemagne), le programme thérapeutique Recos voit par ailleurs dans cet échange de pratiques un moyen de répondre aux problématiques transfrontalières. « Que ce soit dans la protection de l’enfance ou la prostitution, le travail social a besoin d’une coopération étroite entre les travailleurs des deux côtés de la frontière, car les publics se déplacent, il y a des familles mixtes… », souligne Dorothea Magnin, coordinatrice Recos à Strasbourg.
Preuve que cette communication porte ses fruits, Yann Boggio constate une évolution des usages lors d’ateliers transfrontaliers organisés avec ses partenaires français. « Aujourd’hui, ces structures ont une orientation plus forte sur le collectif, tandis que nous, nous avons fonctionné dans l’autre sens, en renforçant nos compétences en accompagnement individuel. »
L’Allemagne : des enjeux différents
Si les salaires suisses ou luxembourgeois sont très attractifs, les conditions de rémunération allemandes ne suffisent pas à elles seules à attirer les travailleurs français. Pourtant, les structures sociales et médico-sociales basées outre-Rhin sont « friandes » de professionnels tricolores, assure Vincent Goulet, docteur en sociologie qui a travaillé sur la mobilité professionnelle dans le Rhin Supérieur. Pour attirer ces travailleurs, le pays mise beaucoup sur la qualité de vie au travail et la quasi-garantie d’être embauché à l’issue d’études réalisées en Allemagne.
Car il reste très difficile d’exercer avec un diplôme français du côté allemand, souligne le sociologue. Un des principaux obstacles réside dans l’équivalence des études. « Les diplômes sont chacun profilés d’une certaine manière, en fonction des métiers exercés, de l’histoire culturelle du pays, des institutions. Il n’y a pas de correspondances évidentes dans tous les secteurs. » Si dans le sud de l’Alsace, les professionnels sont ainsi davantage attirés par la Suisse, certains avec des « prédispositions socio-culturelles » se laissent tout de même tenter par l’Allemagne. « Il s’agit de personnes qui ont beaucoup voyagé là-bas, qui ont un conjoint allemand ou dont la famille parle l’alsacien, relève Vincent Goulet. Ce n’est pas un phénomène massif, mais ce n’est pas non plus anecdotique. »
*Prénom d’emprunt.