Passer d’une logique de places à une logique de prestations adaptées aux besoins spécifiques et au parcours de la personne accompagnée. Tel est le véritable changement de paradigme qui a lieu dans le champ du handicap. « Le concept de plateforme de services coordonnés implique de rompre avec la logique de places en établissement ou service médico-social pour lui substituer une logique de parcours : répondre aux attentes et besoins de la personne et à leurs évolutions au fil du temps, en mobilisant toutes les ressources nécessaires non seulement au sein de la structure accompagnante, mais aussi à l’extérieur. Ce d’autant plus qu’il s’agit de privilégier l’accès au milieu ordinaire », souligne l’Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (Anap)(1). Et d’ajouter : « Cette logique suppose de décloisonner les acteurs du médico-social, du social, de la santé, de la petite enfance, de la scolarité, de l’insertion professionnelle…, afin d’améliorer leur coordination et leur complémentarité, et de créer une culture commune. »
Comme l’explique Jean-René Loubat, psychosociologue et formateur en ressources humaines et ingénierie sociale auprès des établissements médico-sociaux, sociaux et sanitaires, les plateformes de services ne sont pas un simple regroupement d’établissements et de services existants mais « des organisations fluides, souples et modulables ». Il s’agit d’une autre forme d’organisation qui nécessite une véritable « réingénierie », c’est-à-dire une transformation radicale de l’organisation. « Dépasser le concept d’“établissement”, voilà bien l’enjeu et la condition sine qua non de l’instauration d’un nouveau dispositif dont se réclame la plateforme ! Mais c’est précisément ce mouvement de déconstruction institutionnelle qui représente le processus mental le plus délicat dans le changement en cours, car ce ne sont pas tant les murs physiques des établissements qui sont résistants que ceux qui sont présents dans les esprits des acteurs », avertit l’expert.
En Gironde, la plateforme territoriale d’inclusion « Jean-Elien Jambon » est issue de la transformation de l’établissement public médico-social départemental (EPMSD) de Coutras, en janvier 2018. Le projet a nécessité deux ans de réflexion et les prémices de l’évolution vers une plateforme de services ont été actées dès septembre 2016 par le passage d’unités fondées sur des critères d’âge, vers des dispositifs basés sur les objectifs des jeunes, en référence au projet personnalisé d’accompagnement (PPA). Regroupant un institut médico-éducatif (IME) de 97 places, un service d’éducation et de soins spécialisés à domicile (Sessad) de 50 places et un service d’insertion vers le milieu ordinaire (Simo), un Sessad-pro de 10 places, l’établissement a adopté une approche plus transversale et moins cloisonnée des accompagnements, à travers l’émergence de quatre dispositifs : « inclusion scolaire », « préprofessionnel », « insertion vers et dans l’emploi » et « Sessad ». Objectif de cette reconfiguration ? Proposer aux jeunes une offre de prestations adaptées et adaptables à leurs besoins, en facilitant la mobilisation des ressources et la fluidification des parcours au sein des différents dispositifs. Pour Laëtitia Lamolie, directrice de la plateforme, « nous n’avons pas désinstitutionnalisé mais créé une nouvelle institution qui n’est plus conditionnée par ses murs ou ses modes de fonctionnement traditionnels mais, au contraire, par la façon qu’ont les professionnels d’interagir entre eux, avec leur environnement, et surtout en coopération avec les familles et dans une relation symétrique auprès des jeunes. » Afin d’obtenir les financements, l’établissement a fait de son contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (Cpom) un Cpom dit « à enjeux »(2). « Il fallait pouvoir légitimer cette transformation et que notre financeur valide de façon officielle son principe », explique la directrice. L’établissement étant de taille moyenne, il pouvait servir à l’agence régionale de santé (ARS) de laboratoire pour observer les effets produits par ce type de changement et d’évolution.
La reconfiguration en plateforme de services génère à la fois des changements organisationnels mais également de postures et de pratiques professionnelles. « Le fonctionnement en plateforme entraîne un recentrage sur les destinataires des prestations, leur parcours et leurs projets de vie, modifie les relations entre professionnels et bénéficiaires, nécessite de nouveaux rapports avec l’environnement, de nouvelles méthodologies d’accompagnement, ainsi que de nouveaux outils », explique Jean-René Loubat.
Cette transformation a notamment fait émerger de nouveaux métiers, reconnaît Laëtitia Lamolie : responsable des dispositifs, coordinateur de parcours, coordinateurs de stages. « Nous sommes partis de rien, car le cadre législatif et réglementaire pour les IME n’existait pas comme pour les instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (Itep). Nous avons engagé une démarche de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, une nouvelle cartographie de métiers, de nouvelles fiches de postes », indique la directrice. Autre point essentiel : la coordination de parcours et de projets est au cœur de l’offre de la plateforme. Une cellule de coordination des parcours est composée de quatre coordinateurs formés à la coordination des PPA et des parcours. « Par leur fonction transversale et leur vision des ressources mobilisables, les coordinateurs travailleront en complémentarité des professionnels des dispositifs pour fluidifier les accompagnements et limiter les ruptures de parcours. »
Accompagner le changement
« Les professionnels ne comprenaient pas l’utilité de changer et d’évoluer, se souvient Laëtitia Lamolie. Il a fallu prendre le temps pour éviter que ce soit brutal et obtenir une adhésion qui était loin d’être acquise. Les professionnels ont finalement compris le sens de l’action, du projet de vie et celui de la personne, la place des familles, le principe d’empowerment. On a une fonction d’accompagnement vis-à-vis des partenaires et des autres structures pour les aider à être dans ces nouvelles approches. »
En juillet dernier, l’IME Les Figuiers à Marseille, géré par l’Unapei Alpes-Provence, a sauté le pas et créé une plateforme de services avec pour objectif d’élargir ses modalités d’accompagnement qui deviendront « plus souples et adaptatives ». Sur les 45 jeunes de 6 à 20 ans présentant un trouble du spectre autistique (TSA) ou un polyhandicap accueillis, 16 relèvent de l’amendement « Creton ». En matière d’orientation de ces jeunes dans un établissement pour adultes, deux obstacles ont été identifiés : un manque de places dédiées aux personnes atteintes d’un TSA et un manque de réponses adaptées aux besoins des personnes souffrant de troubles autistiques. « Certains jeunes relèvent d’une orientation en foyer de vie parce qu’ils ont des compétences et sont plus autonomes ou ont une appétence pour le travail protégé. Mais aujourd’hui, au regard de leur taux d’encadrement et de leur l’organisation, les foyers de vie sont en difficulté pour les accueillir. Il y a un manque de formation à l’accompagnement des personnes présentant un TSA. Or ces jeunes ont besoin d’un accompagnement structuré que l’on ne trouvait pas dans ces établissements. D’où l’intérêt d’avoir une équipe mobile qui puisse être sur l’articulation entre le secteur enfants et le secteur adultes pour pouvoir renforcer et accompagner sur les particularités de l’accompagnement », explique Laure Morucci, directrice adjointe de l’établissement. Cette équipe mobile pourra accompagner entre 4 et 8 adolescents de 16 ans et plus, simultanément, en file active. Le dispositif proposera également une prestation de guidance parentale notamment au travers d’entretiens et d’interventions à domicile.
Par ailleurs, dans la continuité de l’accompagnement proposé durant le confinement, la plateforme de services de l’IME marseillais prévoit des séjours de répit sur le site des Amandiers (IXe arrondissement). « Sur Marseille, il y a des accueils temporaires pour les 6-16 ans, mais à partir de 16 ans il n’y en avait plus », déplore Laure Morucci. Cette offre de répit va à la fois permettre à des jeunes de faire l’expérience de l’hébergement et de répondre au besoin de répit des familles. L’ambition à plus long terme de l’IME Les Figuiers est la création d’une maison de répit de 12 places avec davantage de jours d’ouverture par an pour des jeunes de 16 à 25 ans. « La plateforme de services est un dispositif expérimental sur deux ans, avec la possibilité pour l’association de la financer en utilisant les enveloppes des amendements “Creton”. On est partis sur un budget maîtrisé pour ces deux prochaines années avec l’objectif de pérenniser ce dispositif », espère Patrick Volonnino, directeur de l’établissement.
Un changement de pratiques qui, là aussi, a pu inquiéter les équipes. « Leur préoccupation est de ne pas perdre en qualité, éviter le saupoudrage, avoir un accompagnement plus inclusif et laisser la place aux familles », souligne Laure Morucci. « L’équipe mobile a été construite avec des moyens humains supplémentaires. Par ailleurs, il y a une complémentarité avec l’accompagnement proposé par l’organisation dite traditionnelle », ajoute Patrick Volonnino. La mise en œuvre des plateformes de services coordonnés est « une démarche doublement gagnante, affirme l’Anap. En raison de l’ampleur des mutations à accomplir, la démarche exige un cheminement long et complexe. Et sa réussite nécessite de solides méthodologies de gestion de projet et de conduite du changement. C’est une démarche profondément porteuse de sens, tant pour les personnes en situation de handicap, qui gagnent en autonomie et s’épanouissent davantage, que pour les accompagnants, qui, en contribuant à une société plus inclusive, concrétisent une valeur forte. »
(1) Handicap – Réinventer l’offre médico-sociale, plateformes de services coordonnés, mode d’emploi – Anap – Octobre 2020.
(2) Sur les Cpom, voir ASH n° 3179 du 9-10-20, p. 34.