Brigitte Portal
Assistante de service social, formatrice et fondatrice de l’Anda-DPA (Association nationale pour le développement de l’approche centrée sur le pouvoir d’agir individuel et collectif).
« Ce mot se vide de son sens. A quoi puis-je voir que j’ai aidé quelqu’un ? Comment évalue-t-on l’aide apportée aux personnes ? Quels sont les critères ? On ne le questionne plus, parce qu’on n’a plus le temps. En dehors de données quantitatives – le nombre de personnes ayant assisté à une réunion d’informations, celui des orientations vers des dispositifs –, les travailleurs sociaux n’ont pas d’outils pour appréhender la relation d’aide. Beaucoup de ces choix se justifient par eux-mêmes, parce qu’il faut remplir un cadre. Nous sommes dans une logique descendante, et pas du tout ascendante, qui partirait du terrain. Ce ne sont pas les professionnels de première ligne qui sont à remettre en question : ils savent être à l’écoute et monter des projets avec des personnes. Mais lorsqu’on est dans une logique d’appel à projets, tout est ficelé d’avance. “La table est mise” et, ensuite, on oblige les usagers à participer à ce qu’on a préconstruit. Cette logique, complètement contreproductive, produit des effets iatrogènes, c’est-à-dire contraires aux objectifs visés. »
Denis Vaginay*
Docteur en psychologie clinique, a longtemps exercé en institution.
« Un certain nombre de termes semblent favoriser la prise en compte de la personnalité, de la singularité. Mais, à y regarder de plus près, ils représentent les moyens d’accentuer le contrôle. L’autodétermination en est l’un des plus grands stigmates, on peut presque parler d’imposture intellectuelle. Il balaie la question de l’autonomie, la repousse dans un petit recoin avec l’idée de la dépasser, alors qu’elle est indépassable. On ne peut rien faire de mieux que l’autonomie, dont on parle depuis la naissance de la philosophie. Quand on regarde l’application de l’autodétermination dans les institutions, les personnes en situation de handicap, les jeunes placés ou les personnes âgées en Ehpad se retrouvent sous suggestion. Alors que l’autonomie est la possibilité de travailler en intégrant sa propre loi, dans une démarche personnelle d’acquisition, d’appréhension et d’organisation interne qui permet de structurer, l’autodétermination demande l’assentiment des autres, implique que ceux-ci ont le contrôle et qu’il faut leur approbation. C’est une forme d’infantilisation, avec des injonctions paradoxales : “En faisant cela, tu seras libre”, c’est-à-dire : “Tu seras libre quand tu m’obéiras.” »
Philippe Crognier
Docteur en sciences de l’éducation, ancien directeur au sein d’associations gestionnaires du travail social et d’organismes de formation.
« Il faut associer “maltraitance”, “bientraitance” et “bienveillance”. Le terme de “maltraitance” trouve son origine à la fin des années 1800 dans les services médicaux. Il pénètre ensuite le champ du travail social dans les années 1980. En 1987, le Conseil de l’Europe parle de “violences se caractérisant par des actes commis par une personne et qui porte atteinte à la vie, l’intégrité corporelle ou la liberté d’une autre personne”. Cette définition est complétée en 1992 par des catégories : violences physiques, psychiques, médicales, négligences actives, passives, privation de droits, violences matérielles et financières. En réaction naît la notion de “bientraitance”. Ce terme a été vivement critiqué : que signifie le “bien” de bientraitance ? Le bien est-il atteignable ? On parle alors de la recherche d’institutions “suffisamment bonnes” pour accueillir les enfants, de pratiques les meilleurs possibles. Se prémunir contre toutes les dérives étant illusoire, est apparue la notion de “bienveillance”. Une espèce d’entre-deux qui relève de dispositions favorables à l’égard de quelqu’un. Ses synonymes sont “compréhension”, “indulgence”, “bonté”, “gentillesse”, “tolérance”. Il y a donc eu la maltraitance, la bientraitance qu’on avait du mal à appliquer dans toutes ses acceptions, et on s’est dit ensuite qu’être bienveillant, ce n’était déjà pas si mal. Aujourd’hui, les directeurs ou les chefs de service ont la hantise du dérapage. C’est devenu un point de crispation. »
Denis Vaginay
« La notion de “bientraitance” suppose que toute personne est potentiellement maltraitante. Les personnes accompagnatrices, professionnels comme proches aidants, doivent démontrer qu’elles sont bientraitantes. Cela suppose que si on les laisse autonomes, elles ont tous les risques de se présenter comme maltraitantes. On sort d’un système où les gens ayant suivi une formation étaient réputés professionnels, voire bons professionnels, voire bientraitants. Des gens qui avaient choisi ce métier-là parce qu’ils avaient de la compassion et qu’ils étaient ouverts à la différence. Même s’il y avait forcément quelques pervers qui profitaient de la situation. Aujourd’hui, il se produit exactement l’inverse : tout le monde est suspecté d’être déviant. Une évolution liée à la question de l’autonomie : plus vous libérez le sujet, plus il devient potentiellement dangereux pour le groupe et plus il faut le surveiller. C’est un phénomène inconscient qui est présenté pour le bien des personnes. Cette volonté de contrôle s’adosse au système néolibéral, mais sans volonté manipulatrice. »
Crédit photo : Pavo
Christelle Achard*
Doctorante en sociologie, membre du Centre de recherche risques et vulnérabilités (Cerrev) de l’université de Caen.
« La compétence fait partie de ces mots “à la mode” dont l’usage s’est répandu dans le secteur social et médico-social. Lorsqu’il renvoie aux professionnels de terrain, il se fait le relais d’un glissement insidieux mais majeur : le délaissement progressif de la qualification au profit de la compétence, justifiant un management qui fait fi des diplômes (logique de déqualification/disqualification) et légitime l’embauche de travailleurs sociaux “faisant fonction de”. Dans un contexte de pénurie de professionnels et de “crise des vocations”, le danger est grand d’un abaissement des seuils d’exigence à l’égard de la formation demandée aux travailleurs sociaux recrutés. Alors que la formation des professionnels du secteur leur donne un bagage situé au croisement de l’ensemble des sciences humaines, permettant de s’outiller, autant que faire se peut, de savoirs, savoirs-être et savoir-faire pour aller à la rencontre, accompagner et soutenir les plus fragiles… Le recours à une main-d’œuvre sous-qualifiée, voire non qualifiée, pourrait devenir une porte ouverte au renoncement d’une véritable travail d’accompagnement mené auprès des plus démunis. Lorsque la compétence renvoie aux capacités (réelles ou supposées) de l’usager, elle s’inscrit dans une logique d’empowerment, laquelle entend théoriquement redonner à la personne fragilisée son “pouvoir d’agir”. Pourtant, cette approche apparaît de plus en plus utilisée pour justifier un délaissement progressif de la logique protectrice des institutions sociales au seul profit de la logique émancipatrice. Finalement, elle vient légitimer et occulter l’une des conditions sine qua none à la réelle capacitation des personnes accompagnées : la proposition d’un soutien matériel “suffisant”. Le cas échéant, elle se transforme en “injonction à l’autonomie”, renvoyant chaque individu à lui-même afin de trouver les ressources nécessaires pour pouvoir surmonter ses difficultés. »
Marc Fourdrignier
Sociologue, enseignant chercheur au Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations (Cérep).
« Avec le virage domiciliaire, que l’on peut aussi appeler inclusif ou ambulatoire, l’établissement est devenu un gros mot. Chronologiquement, nous avons eu la période des institutions, puis celle des ESMS [établissements sociaux et médico-sociaux] et désormais nous rentrons dans celle des dispositifs. Il faudrait en la matière penser non pas de façon binaire, sinon en continuum. Aller progressivement vers des formes plus domiciliaires, en milieu ouvert, avec en parallèle des institutions qui restent pertinentes pour certains publics. Nous avons du mal à penser des formes intermédiaires, qui ne soient pas définitives, l’idée qu’une personne – en fonction de son parcours – puisse bénéficier d’une gamme de réponses. Cela supposerait une forme de souplesse qui nous fait défaut. Certains groupes idéologiques militent pour le “zéro établissement demain”. Si tel devait être le cas, nous courrions à la catastrophe. Cela risque de déboucher sur un transfert vers la solidarité familiale. Quand votre enfant a une demi-heure d’inclusion par semaine à l’école et que le reste du temps il n’y a plus de place en établissement, vous vous débrouillez avec lui. Les femmes – ce sont elles qui trinquent dans 95 % des cas – arrêtent de travailler et se retrouvent dans des situations d’aidance au long cours. Il faut du pragmatisme. »
Christelle Achard
« La distance est bien souvent utilisée, dans les métiers de l’humain, comme synonyme d’“éloignement”. Distance à l’usager, mise à distance des problématiques rencontrées… Selon cette acception, la capacité à maintenir et/ou instaurer un éloignement relationnel et/ou émotionnel avec les publics rencontrés y est considérée comme marqueur d’une forme de professionnalisme permettant d’agir dans une posture réfléchie et analytique. A ce “mantra professionnel”, certains opposent l’idée d’une “juste proximité”, laquelle traduit une approche des individus selon une posture d’engagement, entre éthique du renoncement et éthique de l’implication. Respecter l’Autre dans son individualité, dans sa capacité à faire des choix – mais aussi savoir se tenir “à côté” de cet Autre pour le comprendre, et ainsi mieux l’accompagner ; réduire la barrière symbolique existant entre ces êtres fragilisés et les institutions sociales par une attitude soucieuse de rétablir une forme de réciprocité. Finalement, savoir instaurer cet équilibre du lien d’accompagnement, entre “contrat” et “don”, pour maintenir l’énigme de la relation. »
Philippe Crognier
« Dans le travail social, en général, on sait parler, qualifier un certain nombre de choses, revendiquer. Mais les professionnels sont beaucoup moins loquaces à l’écrit. Ce moyen d’expression a pourtant une qualité heuristique qui oblige à réfléchir, à organiser sa pensée, à trouver les mots les plus justes et à prendre en considération ceux à qui les écrits se destinent. L’écriture a un effet réflexif qui éclaire les pratiques professionnelles. Concrètement, il y a des comptes rendus au chef de service, des signalements envoyés au juge lorsqu’un enfant est en danger, les dossiers des usagers, les projets d’établissement, les projets de sorties, les projets pédagogiques. Ce sont des formes d’écriture courantes, desquelles les travailleurs sociaux ne peuvent s’affranchir. Mais la majeure partie d’entre eux ne vont pas au-delà parce que, par nature, ils se disent que le travail social est un métier de l’oralité. Je pense que c’est une erreur de considérer l’écriture comme quelque chose d’aussi restrictif et qu’il y a des pratiques – comme les histoires de vie, par exemple – qui permettent de mettre des mots sur la singularité des pratiques. Nous avons tout intérêt à partager nos réflexions sur nos pratiques professionnelles, pare que ce regard réflexif permet d’être valorisé dans son travail. »
Laure Ferrand*
Docteure en sociologie au sein du laboratoire Lerfas, à Tours.
« Ce mot est utilisé tout le temps dans le travail social à la fois par les travailleurs sociaux, par les structures qui les emploient et, plus largement, par toute la société. La novlangue vient s’approprier ce terme, le transformer et le redéfinir. A travers des logiques néolibérales, on survalorise l’individu, on le met en concurrence avec les autres, et c’est le sens même de l’engagement qui s’inverse. Dans une logique traditionnelle, l’engagement est plutôt lié au collectif, au militantisme, à une volonté de transformer les choses. Mais dans les parcours des étudiants en travail social, dans les pratiques de terrain, on voit au contraire une logique de petits gestes autour d’une définition de ce que serait un bon engagement. Il est de plus en plus dépolitisé, lié à la charité, au social business, et il reproduit l’ordre social. Si on suit cette logique, l’engagement revient à renoncer au répertoire d’action collective, aux solidarités, pour survaloriser des individus performants en guerre les uns contre les autres. Un individu, qu’il soit professionnel ou usager, n’a plus qu’à s’en remettre à lui-même. Chacun devient un entrepreneur de lui-même. C’est un peu cet imaginaire de la Start-up Nation, une forme d’ubérisation qui s’accompagne dans le travail social d’une précarisation des métiers et une flexibilisation du travail. »
Philippe Crognier
« Dans le champ du travail social, l’évaluation et le contrôle sont des mots repoussoirs. Les professionnels, surtout les éducateurs spécialisés, considèrent qu’ils effectuent un travail de relations humaines et que ce dernier ne peut pas entrer dans une logique de référentiels. Certains parlent de l’incommensurabilité des pratiques. Elles ne s’expliqueraient pas et ne se justifieraient pas. Ces professionnels n’aiment pas rendre de comptes et estiment que leurs pratiques ne se laissent pas prendre dans les filets du langage. La réalité est pourtant tout autre, puisque nous sommes bel et bien entrés dans cette ère très normée. On doit tout justifier, écrire des projets, des notes, on doit retranscrire ce que l’on fait, compléter des zones de textes dans des plateformes… Il y a une tension manifeste entre les pratiques d’évaluation et les pratiques professionnelles d’accompagnement des usagers. »
Anne Salmon
Philosophe et sociologue, professeure des universités au Conservatoire National des Arts et Métiers
« Le référentiel d’évaluation est un autre mot-écran qui semble faire consensus mais qui a de lourdes conséquences. Faire une évaluation sous forme de note, voilà qui ne mangerait pas de pain. Mais ensuite, vous êtes prié de préciser les critères de ces observations et vous finissez par vous rendre compte que cette évaluation ne porte pas sur du collectif sinon uniquement sur de l’individuel… Il n’y a plus d’aspect qualitatif du travail et ce genre de procédure finit par robotiser les individus au travail. Au bout d’un moment, tout ceci finit par “manger du pain”. Ce sont des transformations qui tentent d’éviter les conflits frontaux. Elles se font par petites étapes successives, paraissent anodines, mais rongent les pratiques comme la mer sur une falaise. Quand le changement est perceptible, il est déjà trop tard. »
Marc Fourdrignier
« Cette notion renvoie à la capacité de développer des coopérations. A partir de leurs compétences parfois rares, des établissements et des services peuvent devenir ressources pour un territoire. C’est une inclination fortement encouragée, notamment en termes de financements, et l’un des effets de la désinstitutionnalisation visant à mieux prendre en compte la dimension territoriale qu’on ignorait superbement dans le champ médico-social. Une même logique concerne également le champ de la santé avec les groupements hospitaliers de territoire. Cela se concrétise avec la multiplication des plateformes, des équipes mobiles et des équipes relais. Mais c’est aussi une autre manière de faire exploser la notion d’“établissement” doté d’une équipe pluridisciplinaire stable, où les gens se connaissent et travaillent ensemble depuis des années. »
Denis Vaginay
« La conception actuelle de l’inclusion est assez pernicieuse : il faut tout mettre en ordre pour que les gens soient inclus dans notre société avec des compensations. On retombe là encore dans une appréciation quantitative. Nous évaluons le manque à s’inclure que la société va venir compenser. Et ensuite nous nous en “lavons les mains”. Alors que le terme d’“intégration” implique la notion de processus, celui d’“inclusion” comporte l’idée d’évaluer, de compenser et de passer à autre chose. Il y a eu pendant une quarantaine d’années des progrès considérables vers une égalité des possibilités, une reconnaissance de la subjectivité, qui sont aujourd’hui en forte régression. Dans les années 1970, quand les parents d’enfants handicapés étaient insatisfaits, ils créaient une association et avaient un financement. Aujourd’hui, c’est absolument impossible, vous ne pouvez que répondre à des appels d’offres. Tous les projets sont formatés en amont, vous ne pouvez avoir accès aux financements qu’en répondant à un cahier des charges préétabli, sans aucune inventivité. Tout est balisé pour rester dans les clous, avec une arnaque : c’est pour votre bien ! »
Serge Widawski
Directeur général d’APF France handicap.
« Le mot “inclusif” a été utilisé pour la première fois de manière officielle en 2017, à l’occasion de la signature d’un pacte pour l’entreprise inclusive. Il s’agissait d’avoir un certain taux de personnes handicapées, et donc de mixité au sein des entreprises. Très vite, on a aussi ajouté les personnes éloignées de l’emploi, puis l’égalité hommes-femmes, le genre, l’origine… Le mot “inclusion” a très rapidement perdu son sens. Il caractérise tout le monde, et donc personne. Aujourd’hui, pour nous, il ne veut plus rien dire. Après une longue réflexion sur notre raison d’être, nous avons déterminé qu’APF France handicap imagine et construit la société “inclusiverselle”. Notre ADN est de développer des solutions pour les personnes handicapées mais avec une vocation universelle. L’exemple de la télécommande est très parlant : elle a été conçue pour les personnes handicapées, mais cet objet est très vite devenu celui de tous. Nous souhaitons construire une société qui propose des services ne servant pas que les intérêts des personnes en situation de handicap, sinon de tout le monde. »
Marc Fourdrignier
« Vers les années 2000, nous étions dans une vision assez binaire qui opposait travail social et intervention sociale, les licences d’intervention sociale et les diplômes d’éducateur ou d’assistante de service social. Leurs différences étaient moins hiérarchiques que sectorielles : il y avait les métiers classiques, qui œuvraient dans le champ du handicap ou de la protection de l’enfance – où l’on retrouvait exclusivement des travailleurs sociaux – et les nouveaux métiers autour de la politique de la ville et de l’insertion des jeunes. Aujourd’hui, je pense que les choses se sont un peu calmées, et il y a davantage une distinction par champs d’intervention. Les plus récents sont moins structurés par les conventions collectives et représentent des métiers beaucoup plus ouverts. Les plus anciens étaient jusqu’à il y a peu des marchés fermés, il fallait un sésame pour y entrer, c’est-à-dire le diplôme d’Etat. Aujourd’hui, avec la généralisation du système LMD (licence-master-doctorat) et une opposition moins forte entre centres de formation et universités, cela commence à se pacifier. »
Anne Salmon
« Ce terme, qui semble univoque, bien en soi, peut prendre deux dimensions parfois très tranchées : la participation instrumentale et la participation émancipatrice. A l’intérieur d’un cadre a priori peu prometteur, les acteurs ont la possibilité de s’en emparer et d’en faire quelque chose d’intéressant. Par exemple, à l’hôpital, la participation peut être alibi ou, à l’inverse, utilisée pour faire bouger les lignes et remettre en question la managérialisation du travail, en créant des alliances entre les patients et les soignants. Il est important de ne pas réduire la participation des personnes à une sollicitation de paroles brutes, sinon de leur permettre individuellement et collectivement une véritable élaboration, pour pouvoir ensuite confronter les différents savoirs expérientiels, professionnels et académiques. Les personnes investies sont parfois enfermées dans un statut. On les empêche d’être productrices d’un savoir et de se sentir légitimes pour l’exprimer. Il faut davantage de reconnaissance et d’aide à la formation, car passer du témoignage à la transmission d’une connaissance n’est pas une évidence et demande un accompagnement. Au-delà de leur vécu de patientes expertes ou d’usagers, ces personnes ont également une expérience des instances participatives, qui leur a donné des compétences. Parler en public, s’exprimer, discuter avec des personnalités politiques ou associatives… Alors qu’elles ont une légitimité multiple, on les renvoie encore trop souvent au seul rôle de patient expert ou de personne accompagnée. »
Laure Ferrand
« Cette idée de pair-aidance accompagne celle de précarisation des métiers et de l’individualisation. On remet entre les mains de pairs-aidants ou de patients experts une pratique professionnelle appartenant à des personnes qui ont été formées. On considère que d’autres intervenants, qui n’ont pas bénéficié de cette formation qualifiante, peuvent faire à peu près la même chose et, en plus, gratuitement. Ou pour pas très cher. Ce phénomène tend par ailleurs à assigner le pair-aidant au rôle de celui qui a été aidé. On le cantonne à son statut de vulnérable. Etre pair-aidant doit rester éphémère. »
Marc Fourdrignier
« Certains l’interprètent comme un signe de déprofessionnalisation. Cela pose également la question du rapport entre expérience et compétences. Suffit-il d’avoir de l’expérience pour qu’elle se transforme en compétences ? Quel accompagnement et quelles modalités de contrôle avons-nous pour éviter les confusions donnant à croire que l’expérience suffit pour devenir professionnel ? Si on pousse ce lien à l’extrême, nous pourrions être amenés à considérer que, sans expérience, on ne pourrait pas être compétent. Cette question est mise en avant depuis les orientations de 2015, avec le recours à des personnes accompagnées dans les processus de formation et l’idée qu’elles ne viennent plus simplement témoigner, sinon qu’elles sont formatrices à part entière. Je n’ai rien contre l’expertise profane, le tout étant que la question des réductions de coût ne prenne pas le pas sur les compétences. Pour le dire un peu crûment, le risque est de former des professionnels au rabais. »
Philippe Crognier
« Les problématiques sociales se sont complexifiées et accrues. Or la masse de travailleurs sociaux n’a pas augmenté. Je dirais même qu’elle se réduit. Les organismes gestionnaires du travail social ont de plus en plus de mal à recruter, comme ceux de formation ont de plus en plus de mal à remplir leurs quotas. Moins de moyens et plus à faire, où est le sens dans tout ça ? D’autre part, la grosse majorité des associations gestionnaires sont régies par la convention collective de 1966, qui est très généreuse en termes de congés payés, mais pas du tout en termes de salaires. Croit-on vraiment au travail social quand on rend les métiers aussi peu attractifs et quand on les valorise financièrement aussi peu ? Sans parler des heures passées par les professionnels à faire de l’administratif… C’est autant de temps en moins pour accompagner les personnes en difficulté. Il faut néanmoins séparer le bon grain de l’ivraie : dans le secteur associatif, aujourd’hui, le travail social – même s’il passe sous les fourches caudines des référentiels – n’a rien à voir avec les sociétés lucratives, notamment dans le champ du grand âge, qui ne cherchent qu’à faire de l’argent. Dans l’immédiat, le travail social n’en est pas encor