Un type en tee-shirt noir déboule, bien énervé, au comptoir de l’accueil. Il balance son cartable plein de paperasse contre le plexiglass en demandant à voir une assistante sociale. En fait, il ne demande pas vraiment. Il hurle : « Je veux voir une assistante sociale ! » Derrière le comptoir, la secrétaire n’en mène pas large et tente de le calmer : « Dites-moi, pourquoi vous cherchez à voir une assistante sociale ? »
Mais on n’entendra jamais sa réponse car, à ce moment-là, un autre type, barbu, s’exclame : « Excusez-moi, vous en avez pour longtemps ? J’étais là avant ! Vous m’avez pas vu quand vous êtes rentré ? J’étais assis là : numéro 243. » « Et alors ? Moi, je suis arrivé avant vous », rétorque l’homme en tee-shirt noir. La secrétaire tente d’intervenir : « Non, monsieur est bien arrivé… » Soudain, le type en tee-shirt noir pète les plombs : « Hey ! Moi j’ai un problème ici, là, merde ! Toi, dégage, sinon tu vas en prendre une ! » « Allez, vas-y, énerve-toi ! », lui répond le barbu tout en sortant son téléphone. « Et en plus, il me filme, ce con ! Madame, regardez-moi, c’est moi qu’il faut regarder, Madame. Vous m’avez dit que vous réglerez mon problème. »
Il s’est écoulé à peine une minute depuis l’arrivée de l’homme en tee-shirt noir, et tout le monde est vite monté dans les tours. Une autre minute passe, et la tension retombe un peu quand une responsable remplace la secrétaire au guichet. Jusqu’à ce que… « Trouvez-moi une solution, madame, s’il vous plaît. » « Oui je vous trouverai une solution, mais il faut se calmer, parce que… » « Heeey ! Tu me dis pas de me calmer ! Tu connais pas mon problème ! »
C’était dans les conseils du début de matinée : ne jamais dire à un excité de se calmer, ça l’énerve. Jouer l’excité est un rôle de composition pour Rémi(1), négociateur à la gendarmerie de Nouvelle-Aquitaine depuis 2012, formateur en psychologie comportementale et en négociation de crise. Quant au barbu, c’est Stéphane, responsable des négociateurs en Nouvelle-Aquitaine. Ce matin, à la maison du département des solidarités du Libournais (Gironde), les deux gendarmes formés à la négociation par le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) partagent une partie de leurs techniques – « 2 %, pas plus, dit Stéphane, on ne peut pas tout révéler » – avec une vingtaine d’agents du département : secrétaires médico-sociales, en première ligne à l’accueil, assistantes sociales, conseillers en économie sociale et familiale (CESF)…
La simulation du type agressif à l’accueil est l’acmé de la formation, et l’occasion pour Stéphane, le négociateur, de debrieffer : « Rassurez-le et enlevez-lui son stress. Ensuite, reformulez : “J’ai bien compris que vous avez tous ces problèmes. Mais je dois vous poser quelques questions pour préparer ce rendez-vous.” Vous n’êtes pas là pour faire votre travail correctement, mais pour résoudre et apaiser une situation de crise passionnelle. Un mec comme ça peut vous en coller une. Et c’est ça qu’il faut éviter. »
Empêcher que ce type de situation dégénère est bien ce qui a motivé la mise en place de ce programme de formation des travailleuses sociales aux techniques gendarmesques. Depuis le Covid, en Gironde comme dans toute la France, les fonctionnaires territoriaux ont eu le sentiment d’assister à une progression spectaculaire du nombre d’incivilités. Le besoin d’outils pour y faire face est remonté du terrain : « Les demandes ont émané d’agents qui subissaient ces incivilités au quotidien, avec parfois pour certains des situations dramatiques : agressions physiques, menaces dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance… », explique Sébastien Saint-Pasteur, vice-président du conseil départemental chargé du numérique, de l’accès aux droits et des services de proximité. Dans le même temps, la gendarmerie a proposé au département de former à ses méthodes de négociation des élus, de plus en plus nombreux à être victimes de violences. « Mais nous ne sommes pas les seuls à être exposés », souligne Sébastien Saint-Pasteur. D’où l’idée de déployer cette formation auprès des agents de l’action sociale du département.
Ce partenariat avec les forces de l’ordre n’est pas basé sur la répression. Bien au contraire : « Auparavant, on répondait au cas par cas. Quand une personne violente arrivait dans une MDS [maison du département des solidarités], on demandait des vigiles. On était dans le curatif, dans la réaction. Là, on est plutôt dans l’anticipation. Ce n’est pas en bunkerisant les accueils avec des plexiglass et des caméras partout qu’on arrive à trouver des solutions. On a vu dans la formation qu’il fallait utiliser l’écoute, l’empathie, ne pas humilier les gens, ne pas les abaisser. »
Ces techniques ne sont d’ailleurs pas inconnues des travailleuses sociales présentes ce matin-là. Lorsque Rémi déroule devant l’assistance les trois questions à poser aux personnes qui partent en live – « Que voulez-vous vraiment ? », « En quoi est-ce important pour vous ? », « Qu’est-ce que cela vous permettra ? » –, Sandrine Mortier, assistante sociale à la MDS de Libourne, intervient pour relever que quasiment les mêmes techniques sont apprises dans l’approche du développement du pouvoir d’agir (DPA).
Gendarmes et travailleuses sociales, même combat ? En tout cas, ils fréquentent souvent les mêmes personnes. Stéphane raconte qu’il intervient parfois juste après le passage d’une assistante sociale. La visite de celle-ci est alors l’élément déclencheur qui provoque un « pétage de plombs ». Il explique aussi qu’il lui arrive de conseiller aux travailleurs sociaux de renoncer à rencontrer de potentiels forcenés : « L’année dernière, je suis passé derrière une assistante sociale qui venait de visiter un type en état d’alcoolémie connu pour une tentative d’homicide, des troubles pathologiques, une rupture de traitement… Bref, une bombe atomique. J’ai dit à l’assistante sociale : “Surtout n’y retournez pas, vous vous mettriez en danger.” » Et Stéphane de répéter comme un mantra l’une de ses sentences philosophiques préférées : « Si tu le sens pas, tu le fais pas. » (réplique de Jean-Claude Dusse, personnage du film Les Bronzés).
Dans la salle, quand il demande à l’assistance si certaines ont vécu de telles situations, les témoignages s’accumulent. « Au début de ma carrière, raconte Katia Grelaud, assistante sociale, j’ai fait une visite à domicile chez une dame qui avait des visions et était en fragilité psychologique. La dame a fermé la porte à clé : je me suis retrouvée séquestrée. Je l’ai questionnée, j’ai acquiescé, j’ai attendu… Le temps a fait son œuvre, son angoisse a baissé et elle a accepté d’ouvrir. » D’autres racontent des insultes, des menaces dans la rue « avec des poids pour peser sur les marchés », des visites chez des pères agressifs.
A chaque anecdote, Stéphane répète le mantra de Jean-Claude Dusse, mais réitère aussi d’autres conseils très concrets : « toujours garder une distance d’un bras, environ 80 cm, avec la personne » pour avoir le temps d’esquiver une attaque ; « se méfier de l’“effet tunnel” », qui incite à se focaliser sur la personne qui crie le plus fort, alors que le danger peut venir d’une autre ; ne pas regarder dans les yeux, « comme pour un chien. Si ça le bloque, il peut vous mordre. La meilleure manière est de balayer l’environnement du regard. »
Toutes ces petites techniques participent à faire baisser la tension et permettent, « dans 99 % des cas », de trouver une porte de sortie. A une travailleuse sociale qui reste sceptique face à ce taux de réussite, Rémi réplique : « Quand un forcené qui a tué sa femme il y a quelques heures veut vous faire un bisou, c’est que ça marche »… Sauf quand ça ne marche pas : « Lors d’une fin de négociation, alors que je pensais enfin influencer la personne en face de moi, elle s’est tirée une balle dans la tête. »
La négociation n’est certes pas une science exacte. Toutefois, l’initiation à ces techniques pour pouvoir faire face aux situations limites devrait figurer dans la panoplie de tous les travailleurs sociaux et de tous les agents en contact avec le public. A la fin de la session, la seule critique qu’on pouvait entendre était que la formation était trop courte…
« Passer par des gendarmes plutôt que par des prestataires privés pour dispenser cette formation a des avantages : 1. C’est gratuit. 2. La valeur symbolique portée par la gendarmerie : il y a une certaine forme de solennité autour de l’institution. 3. On travaille en partenariat avec les forces de l’ordre sur d’autres problématiques comme celles de l’ASE… » Sébastien Saint-Pasteur, vice-président du conseil départemental de Gironde
« Cette formation est nécessaire car il y a une montée de l’agressivité au quotidien. On nous demande d’accompagner des gens qui ont de plus en plus de difficultés financières avec moins de moyens, ce qui génère incivilité et insécurité. »
Sandrine Mortier, ASS à la maison du département des solidarités du Libournais
(1) Les formateurs ont souhaité garder l’anonymat.