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« Protéger les sans-abri n’est pas une fin en soi »

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Edouard Gardella

Chargé de recherche au CNRS (LIER-FYT/CNRS-EHESS), Edouard Gardella publie La solidarité individualiste. L’assistance moderne aux sans-abri et ses pathologies (éd. Economica, 2023).

Crédit photo DR
Dans son dernier ouvrage, le sociologue Edouard Gardella analyse les règles que s’efforcent de suivre les travailleurs sociaux venant en aide aux sans-abri. Loin de s’en tenir à une relation asymétrique marquée par le seul devoir de protection, ils tendent à lui substituer une « solidarité individualiste », faite d’un idéal égalitaire.

Actualités sociales hebdomadaires - L’assistance aux sans-abri relève, dites-vous, d’une « solidarité indivi­dualiste ». Qu’entendez-vous par là ?

Edouard Gardella : On pourrait concevoir cette expression comme une contradiction : la solidarité s’opposerait à l’individualisme, compris comme un égoïsme. Mais l’individualisme, ici, renvoie à l’idée de respecter tout individu en tant que personne moralement égale aux autres. Une telle analyse peut paraître surprenante… Entre sans-abri et professionnels, il existe une asymétrie. Les premiers se trouvent en situation de besoin. Ils sont perçus comme ne pouvant pas se protéger seuls des dangers de la rue, des dégradations corporelles ou psychiques qui les menacent, parfois jusqu’à la mort. Les travailleurs sociaux doivent donc les protéger. Mais eux, en retour, n’ont pas besoin des sans-abri pour se protéger. Il n’y a donc pas égalité de position dans une telle relation. Et pourtant, mes diverses enquêtes de terrain, depuis 20 ans, me conduisent à affirmer que c’est l’égalité morale entre individus – ce que j’appelle “individualisme” – qui oriente in fine l’assistance aux sans-abri.

Les travailleurs sociaux s’efforcent-ils donc de suivre d’autres règles que le seul devoir de protection ?

Exactement. A l’automne 2008, suite à la dénonciation de décès dans le bois de Vincennes par le collectif Les Morts de la rue, le gouvernement a proposé d’héberger de force les sans-abri qui refusaient les hébergements. Les associations ont unanimement dénoncé cette proposition, rappelant que le consentement des personnes devait être respecté ; ce que j’appelle leur « égale dignité ». Ceci est la preuve que protéger les sans-abri n’est pas une fin en soi, mais une finalité subordonnée à d’autres règles morales. Et cette hiérarchie de valeurs s’observe dans de nombreuses interventions plus concrètes, que je décris ethnographiquement dans le livre. Un tel résultat est d’ores et déjà un démenti apporté à d’autres analyses de sciences sociales, comme celle de Didier Fassin, qui réduit l’humanitaire, dont relève l’assistance d’urgence auprès des sans-abri, à la seule prise en compte de la vie biologique des personnes.

Faut-il aider les personnes contre leur gré ?

Justement, pour les professionnels que j’ai suivis, la réponse est « non ». Sur le terrain, notamment dans les maraudes, l’idée de ne pas forcer, ne pas braquer, est un véritable mantra. Mais cette égale dignité ne revient pas à faire tout ce que la personne souhaite. Elle va de pair avec la règle d’émancipation de la personne de sa situation de danger et de stigmatisation. Les travailleurs sociaux doivent alors trouver les accroches pour favoriser cette émancipation et, pour ce faire, utiliser différentes méthodes. Par exemple, ne pas rencontrer la personne pendant un laps de temps donné puis revenir ; jouer sur le genre des professionnels, en envoyant des femmes auprès d’hommes quand ceux-ci sont considérés comme plus sensibles à des rapports de séduction. Des prises de notes régulières, pour se construire une mémoire des personnes, facilitent aussi un rapport plus familier avec elles. Il leur faut trouver des techniques d’enrôlement, et chercher des coopérations malgré la tension permanente entre l’intrusion et l’abandon.

Pourquoi certains sans-abri refusent-ils l’aide proposée ?

A cette épineuse question, deux réponses sont généralement données : d’une part, parce qu’ils seraient désocialisés ; d’autre part, parce qu’ils choisiraient de rester à la rue en raison de leurs critiques des hébergements sociaux. Mais la désocialisation est scientifiquement fausse, parce que la société a horreur du vide social. Et les critiques ne sont quant à elles pas suffisantes, parce que les personnes hébergées décrient aussi les hébergements : critiquer n’est pas refuser. Dans les deux cas, on fait du refus le résultat d’actions isolées, détachées de tout groupe social. Or les enquêtes montrent que beaucoup restent dans la rue par loyauté à un monde social. Par souci de respecter un code de l’honneur, il leur faut tenir à la rue et ne pas lâcher les autres. Cette difficulté à comprendre les situations de refus engendre parfois des blocages dans l’action des professionnels, tentés d’abandonner et de ne plus chercher à honorer l’individualisme moral. Une hypothèse : s’ils tenaient davantage compte des groupes d’appartenance des sans-abri, ils parviendraient à mieux les cerner, et à mieux coopérer avec eux.

Comment parvenir aux objectifs de sortie de rue ?

Les professionnels comptent sur les ressources qui sont à leur disposition, et qu’ils dénoncent comme étant insuffisantes, notamment le nombre de places d’hébergement. Ils s’efforcent aussi d’éviter toute posture paternaliste en s’appuyant essentiellement sur deux dispositifs. D’abord, le contrat individualisé, qui permet de se mettre d’accord avec la personne sur ses objectifs, de la responsabiliser au sens de « coopérer avec elle ». Ensuite, les ateliers collectifs, par exemple, de socio-esthétique ou de cuisine.

Comment l’assistance aux sans-abri a-t-elle évolué avec le temps ?

Le vagabondage a fait l’objet d’une répression à partir du XIVe siècle. Inscrit dans le code pénal français en 1810, il a été érigé en délit, marquant une persistance de la répression, mais avec une nouveauté puisque l’on a alors visé la contrainte destinée à sortir les vagabonds de leur situation. Un changement majeur par rapport au Moyen Age, où la charité visait à soulager la misère, mais pas à sortir les pauvres de leur situation. Puis, à partir du début du XXe siècle, ce délit a de moins en moins été appliqué, à mesure que les associations et les dispositifs d’assistance se multipliaient et se diversifiaient, pour disparaître en 1992. Pour le dire autrement, entre le XIVe et le début du XXe siècle, le vagabond était un danger ; depuis, le sans-abri est en danger.

Quelle critique peut-on faire de l’aide aux sans-abri ?

Il y en a plusieurs. Celle que nous avons déjà mentionnée : l’excès d’individualisation des situations de refus d’hébergement, qui empêche de comprendre de façon adéquate leur égale dignité. Il y a aussi les situations où les professionnels en viennent à leur faire porter la responsabilité de la persistance de leur situation. Autre point de blocage, enfin, le manque de moyens, notamment de places, qui empêche d’honorer la règle d’universalité (l’inconditionnalité) de l’assistance. Une des raisons est que les administrations d’Etat organisent explicitement cette rareté en disant craindre « l’appel d’air ». Une telle orientation s’avère sociologiquement pathologique. Elle exprime même, à mon sens, un problème plus radical dans cette politique : la déconnexion entre l’administration d’un côté, et les professionnels de terrain et les sans-abri de l’autre. Ce qui correspond à un problème plus général de déficit de démocratie sociale.

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