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Des psys à la rescousse des jeunes dans la cité

En haut, Marion, psychologue en formation et Jean Oscar Makasso, ethnopsychologue, lors d'une consultation.

Crédit photo Marta Nascimento
A Etampes (Essonne), au cœur du quartier sensible de la Croix-de-Vernailles, l’association Audeo propose aux jeunes des séances gratuites de psychothérapie individuelle, en partenariat avec des ethnopsychologues. Une réponse à l’urgence des soins sans lesquels aucun travail éducatif n’est possible.

Lorsqu’elle lève les yeux, la tête nichée sous la capuche noire de son sweat-shirt, les épaules en avant, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon de jogging rouge, son regard sombre frappe comme un coup de poing. Malgré son mètre cinquante-huit et une silhouette fine de jeune fille tout juste sortie de l’enfance, Leïla ne se contente pas de jauger en silence les inconnus. Elle prend le pouvoir. La tension qu’elle instaure, palpable dans l’entrée du logement faisant office de local de l’association Audeo(1), déstabilise tout le monde. Même la chaleureuse et solide Bineta Kane, sa présidente, ainsi que le binôme de psychologues qui la connaissent pourtant déjà et l’attendent pour sa quatrième consultation. Leïla se tourne soudain vers eux, mettant fin au malaise, et les suit jusqu’à la pièce aménagée comme un cocon pour accueillir les jeunes de la Croix-de-Vernailles, un quartier prioritaire de la ville (QPV) d’Etampes, dans l’Essonne.

Des murs couleur crème, une lumière douce filtrée par des rideaux jaunes, quelques livres et plantes posés sur une étagère, une petite table basse, un tapis moelleux assorti de coussins dans un coin pour ceux qui préfèrent s’assoir par terre et, au centre, deux canapés gris face à face. Leïla s’installe sur l’un d’entre eux, tandis que Jean-Oscar Makasso et Manon Rambaldi, ethno­psychologues, s’empressent de fermer la porte pour commencer la séance.

Depuis trois ans, Audeo se consacre à la réinsertion de jeunes sans formation et ayant coupé tout lien avec les dispositifs existants. Avec son petit béret, ses boucles d’oreilles dorées, ses grandes mains et son sourire expressif, Bineta Kane, fondatrice de la structure, a le charisme des personnes aux racines profondes et à la vitalité pragmatique. Psychologue de l’Education nationale dans un collège voisin, elle a grandi dans cette cité et obtenu son premier stage à la maison de quartier, comme son ami d’enfance, Mamadou Deme, éducateur spécialisé. Retardé par un incident sur la route, ce dernier arrive au local et échange les dernières nouvelles autour d’un café avant d’aller « faire sa tournée ». Regard doux et franc, silhouette affûtée de sportif, cet ancien responsable de la réussite scolaire de la ville travaille aujourd’hui dans le transport d’enfants porteurs de handicap. Mais continue d’accompagner bénévolement les jeunes du quartier avec l’association.

L’été dernier, plusieurs de ceux dont ils s’étaient occupés dans le cadre de l’opération « Permis citoyen » (140 heures de travaux de rafraîchissement de locaux municipaux en contrepartie du financement du permis de conduire) sont revenus les voir. « Ils étaient complètement perdus et déprimés, se rappelle Bineta Kane. Alors qu’ils commençaient à avoir des projets, avaient trouvé une formation, un contrat en alternance ou un emploi, tout s’est effondré avec l’épidémie et ils ne sortaient plus de chez eux, retombaient dans leurs addictions, se sentaient anxieux, agressifs, découragés. » L’éducateur acquiesce : « Dans le quartier, même les plus jeunes se posaient la question d’arrêter les cours. Les enseignements en distanciel exigeaient une motivation et une autonomie qu’ils n’avaient pas. Pour nombre d’entre eux, les choses devenaient aussi plus difficiles à la maison, avec une augmentation des situations de précarité et beaucoup de stress dans les familles. »

Première séance pour essayer

Partageant l’idée qu’aucun travail éducatif n’est possible avec des jeunes en détresse psychologique, et soutenus par Mama Sy, adjointe à la mairie d’Etampes chargée de la jeunesse et issue du même quartier, les deux professionnels décident d’agir. Problème : les adolescents de la Croix-de-Vernailles ne sont pas familiers des psychothérapies, qu’ils n’ont d’ailleurs pas les moyens de payer. Il s’agit donc d’aller à leur rencontre, de leur faciliter le premier pas et d’organiser la venue de psys dans la cité pour des consultations gratuites et totalement libres, pouvant se dérouler à leur demande au sein du local de l’association, à leur domicile, chez un ami ou en visioconférence.

Cette approche s’inspire de la pratique des ethno–psychologues parisiens de l’AMSK (Association maison Sunjata Keita)(2), spécialisée dans l’aide aux familles migrantes, auxquels Bineta Kane propose un partenariat. La direction départementale de la cohésion sociale subventionne ce projet inédit mis en œuvre depuis décembre dans le sud de l’Essonne, à raison pour l’instant d’un mercredi par mois. « On s’adaptera ensuite à la demande, précise la présidente. Jusqu’à présent, on fonctionnait grâce au bouche-à-oreille, mais on vient d’obtenir un numéro dédié(3) et de terminer des affiches et des flyers qu’on va pouvoir distribuer. »

Justement, Mamadou Deme descend pour arpenter le quartier. « Les jeunes, il faut aller les chercher », explique-t-il. Sur une petite butte herbeuse derrière les immeubles, quelques garçons à la lisière de l’adolescence discutent. L’éducateur les salue, prend de leurs nouvelles, de celles du collège et, enfin, leur demande ce qu’ils pensent des psys. « Ce sont des gens qui aident les personnes déprimées », finit par répondre Amine, le plus mûr d’entre eux, en tenue de sport et lunettes à fine monture métallique, tandis que les autres détournent le regard, gênés ou pas intéressés. « Vous iriez en consulter un, vous, s’il le fallait ? », reprend l’éducateur. « Pour l’instant, je n’en ai pas besoin, mais voir un psy, non, on n’irait pas jusque-là ! », réplique Amine, approuvé d’un hochement de tête par ses pairs. « En groupe, ils ne diront jamais qu’ils ont besoin de quoi que ce soit, souligne Mamadou Deme un peu plus loin. Je leur donne l’information. Et après, quand on se revoit en tête à tête, ils me parlent de leurs difficultés. Je leur dis alors qu’ils ont besoin d’un soutien spécialisé que je ne peux pas leur donner, mais que je travaille avec des personnes de confiance qui pourront les aider. »

L’éducateur comme point d’appui

« Confiance », le mot est lâché. Car c’est bien grâce à ce lien avec son éducateur qu’un adolescent ou un jeune adulte acceptera de se rendre à une séance pour « essayer ». En exigeant parfois la présence d’un tiers rassurant, comme l’a souhaité Leïla lors de ses premiers rendez-vous. Tout juste sortie de sa consultation, elle semble vouloir s’éclipser avant d’accepter de se livrer, plus détendue qu’à son arrivée. « Sans mon éducateur, je ne serais jamais venue. C’est un ami de ma famille depuis toujours, l’une des rares personnes auxquelles je fais totalement confiance. Il est né dans les mêmes conditions que nous, il comprend bien les choses car il les a parfois vécues aussi. En vrai, sa présence change tout. »

Ce cadre flexible et adaptable à chaque situation particulière, Jean-Oscar Makasso l’expérimente depuis près de vingt-cinq ans avec des familles migrantes. « Un psy ne peut plus rester seul derrière son bureau. Il doit aller vers les autres sur le terrain, comme un urgentiste ou un pompier. » Sollicité par Audeo pour sa pratique de terrain et son regard transculturel, il répond présent avec les psychologues d’AMSK, son association : « Les éducateurs ont la connaissance et la confiance des jeunes et des familles avec lesquels ils travaillent au quotidien. Ce sont eux qui nous permettent d’établir le lien avec ces publics auxquels nous n’avons pas accès habituellement. Cette relation de confiance avec un accompagnant est la base de tout : en Afrique, quand vous êtes malade, c’est un membre de la famille ou un ami qui vous tient la main et parle à votre place. L’enfant n’est pas un sujet de parole. Il est là pour écouter jusqu’à ce qu’il sache maîtriser ses mots. Pour ces jeunes nés ici de parents étrangers, c’est pareil. Même s’ils ne le savent pas, ils ont besoin d’être sécurisés par ce tiers symbolisé par l’éducateur. »

De plus, le travail avec deux thérapeutes qui le sollicitent activement aide le patient à comprendre qu’il n’existe pas une seule façon de penser les choses, mais des points de vue complémentaires et parfois compatibles. « Cela le rassure, précise Manon Rambaldi, psychologue clinicienne, car tout le monde travaille dans le même sens avec lui, autour de lui. Comme il faut tout un village pour élever un enfant, il faut un entourage conséquent pour aider et sécuriser un jeune. »

A tout juste 20 ans, Leïla en témoigne : « La colère, je pense que je l’ai toujours eue en moi. » Après une enfance difficile marquée par des violences familiales et pas mal de « bêtises » à l’adolescence, elle quitte le lycée en classe de première. L’association Audeo la prend alors sous son aile et l’incite à participer à un « chantier citoyen ». Fin 2019, elle finit par décrocher un contrat à durée indéterminée dans la restauration… Mais se retrouve au chômage partiel quelques mois plus tard, comme tant d’autres naufragés économiques de la Covid-19. Depuis, elle touche 80 % de son salaire en restant chez elle. « Au début, c’était comme une pause, parce que j’avais quatre heures de transport par jour. Et puis, rapidement, c’est devenu compliqué parce que je n’ai plus de rythme. Je me lève tard et je me couche à pas d’heure. C’est un peu comme si j’étais en dehors du monde, comme si les gens vivaient leur vie et que, moi, j’étais sur la touche. Alors le moindre truc peut m’énerver. Ça fait remonter la colère qui est en moi, l’agressivité, tout ça… »

Ce profond mal-être est perçu par son éducateur, qui la convainc de saisir l’opportunité de ces séances de psychothérapie. « J’essaie de trouver d’autres options, d’autres échappatoires, et les séances sont comme un test, commente Leïla. Chaque mois, j’arrive ici et je raconte ce qui s’est bien passé ou pas, les réactions dont je suis fière et les autres. Et les psys me donnent leur point de vue », détaille la jeune femme. Leïla ne sait pas encore si les séances lui procurent un mieux-être, mais elle apprécie ce temps pour elle : « Au moins, c’est un endroit où je peux parler comme j’en ai envie, sans voir des yeux se lever au ciel ni entendre un soupir ou autre chose qui va m’agacer. »

Un début encourageant, même si, pour l’instant, Leïla n’a pas de nouveaux projets ni de nouvelles envies : « J’ai arrêté de penser à l’après. J’ai vécu plein de choses qui m’ont montré que j’ai beau avoir les meilleures intentions du monde pour mon avenir, parfois, la vie en décide autrement. Donc je vis juste le moment présent et j’essaie de ne pas me prendre la tête, de me frustrer le moins possible. » Etre dans l’instant, moins s’inquiéter pour l’avenir… Une nouvelle philosophie pour Leïla, impulsée par sa présence volontaire à chaque séance. Comme Lili, Ahmed, Fanny, Diadié et la vingtaine d’autres, âgés de 13 à 38 ans, qui ont déjà bénéficié, seuls ou avec leurs parents, de ces psychothérapies suivies au cœur de leur cité. Un premier bilan encourageant, remarqué par les villes voisines d’Etréchy et de Dourdan, qui viennent de mettre en place le même dispositif.

 

Notes

(1) Audeo : 19, rue Jean-Etienne-Guettard – 91150 Etampes – Tél. 09 87 12 27 44 – association.audeo91@gmail.com.

(2) AMSK : 12, rue Julien-Lacroix – 75020 Paris – Tél. 01 48 05 03 31 – association.amsk@amsk.fr – www.amsk.fr

(3) « Un psy dans la cité » : tél. 06 62 50 76 28.

Reportage

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