Maître de conférences en sciences du langage à l’université Paul-Valéry – Montpellier 3, Maud Verdier est chercheuse associée de l’Esat artistique de La Bulle bleue à Montpellier (Hérault) et du Centre national pour la création adaptée à Morlaix (Finistère). Elle a observé, en France et en Europe, le processus de création des productions théâtrales faisant appel à des personnes en situation de handicap mental ou psychique.
La compagnie de L’Oiseau-Mouche à Roubaix a été la première, à partir de 1981, à proposer des formations et à produire des spectacles à visée professionnelle. La première aussi à jouer en Avignon, ce qui représente toujours un signe de reconnaissance. A suivi, en 1994, le Théâtre de l’Entresort à Morlaix avec sa fondatrice et metteuse en scène Madeleine Louarn. Puis La Bulle bleue, à Montpellier, en 2012. L’Oiseau-Mouche, comme La Bulle bleue, est constituée sur le modèle d’un Esat [établissement et service d’accompagnement par le travail]. L’activité artistique se déroule au sein même de l’établissement, lequel assure une formation continue. L’Entresort, devenu en 2021 le Centre national pour la création adaptée (CNCA), a, lui, créé un modèle hybride que l’on retrouve en Allemagne : la compagnie est adossée à un Esat, ce qui permet d’externaliser la dimension médico-sociale de la compagnie.
En France, la création adaptée s’inscrit quasi entièrement dans le champ médico-social, qui combine formation et production artistique. De manière marginale, certaines compagnies travaillent avec des personnes en situation de handicap mental ou psychique. C’est le cas, par exemple, de la Compagnie Création éphémère à Millau [Aveyron].
Les financements proviennent principalement du secteur médico-social. C’est donc un ancrage intéressant à conserver, tout en essayant d’établir des ponts avec le monde ordinaire. Et c’est ce qui est le plus compliqué. Certes, le regard a changé grâce à L’Oiseau-Mouche : la compagnie a prouvé qu’on pouvait former des acteurs professionnels, dont la légitimité ne pouvait être mise en doute. Mais un Esat artistique doit toujours réaliser un important travail pour être reconnu dans le champ artistique. C’est un processus long et difficile, toujours remis en question. Une compagnie adossée à un Esat, qui lui délègue l’accompagnement médico-social, rencontre moins ce problème de légitimité. A contrario, dans le champ artistique, les compagnies sont confrontées à la concurrence et à l’exigence de renouvellement permanent. Ce qui crée une tension avec la notion fondamentale de bien-être des personnes en situation de handicap mental. La diversité des modèles me paraît nécessaire. Les trois types d’organisation rencontrent des difficultés. Et il est surtout important de mêler, au sein des équipes, des professionnels des deux champs.
Les passerelles entre les secteurs médico-social et artistique sont désormais plus nombreuses. On peut espérer une employabilité plus simple en milieu ordinaire et une inclusion plus importante des comédiens en situation de handicap sur les scènes nationales. L’interrogation persiste toutefois sur leur rémunération : l’intermittence est difficile à obtenir. Hors Esat, un travailleur en situation de handicap peut perdre son statut et les allocations qu’il perçoit. Peut-on dès lors imaginer un statut d’intermittent adapté ?
D’habitude, la relation se joue entre un metteur en scène et ses comédiens, sans qu’il y ait de tiers présents. C’est la particularité de la création adaptée : l’accompagnement des comédiens est indispensable. Celui qui en est chargé garantit le bon déroulement du processus de création. Mais son positionnement, proche de la scène, est complexe et doit être négocié : qui est-il, quelle place lui donner ? C’est une des difficultés que rencontre tout metteur en scène, dès lors qu’il ou elle propose un dispositif de création pensé d’emblée de manière inclusive.
Elles se posent au cas par cas. Il faut souligner qu’il s’agit ici d’acteurs professionnels, formés depuis plusieurs années. Les metteurs en scène coconstruisent les spectacles avec eux, à travers une écriture de plateau, par improvisation. La place du comédien et ses propositions sont au cœur du processus de création. Il n’est donc pas mis en danger et a jusqu’au bout son mot à dire. Pour autant, on doit prévoir, comme c’est le cas à La Bulle bleue, des moments de discussion des questions éthiques, où chacun des points de vue, celui du comédien, du metteur en scène et de l’accompagnant est pris en compte. Aucun travail artistique ne peut se faire sans une certaine prise de risque. Dans le cas d’une personne vulnérable, cette prise de risque est complexe à évaluer et doit donc être négociée pour que le travail soit mené jusqu’au bout sans déstabiliser les personnes. Et c’est la raison pour laquelle il est important que les collectifs (un Esat, une compagnie, etc.) suscitent des discussions en équipe.
Tout dépend des choix des metteurs en scène et des compagnies. On peut mettre en avant la singularité des comédiens, comme le faisait Madeleine Louarn, à L’Entresort. D’autres préfèrent placer le handicap à l’arrière-plan, rendre tout ordinaire. Voire introduire de la complexité en créant des plateaux mixtes et inclusifs. Et c’est pareil pour les comédiens. Certains intègrent la dimension du handicap aux récits de leurs trajectoires professionnelles, d’autres la taisent.
C’est un sujet à approfondir. La réception du public dépend du lieu où les œuvres sont présentées et des pièces jouées. Et le regard du public n’est pas homogène. Certains spectateurs peuvent être sensibles au fait de voir des comédiens singuliers et évaluer la pièce à l’aune de leurs capacités sur scène. D’autres peuvent la recevoir comme un spectacle ordinaire. Certaines productions thématisent le handicap, en font un sujet en soi. Il est certain que plus le spectacle transforme le handicap en une écriture esthétique – comme ce qui se fait à L’Entresort et à La Bulle bleue par exemple – plus il vise une évaluation artistique. Mais les préjugés ont la vie dure : même si elles évoluent grâce au travail des compagnies existantes, certaines scènes hésitent encore avant de produire une troupe qui travaille avec des acteurs en situation de handicap.
Un bilan plutôt positif. Certaines structures réalisent un travail remarquable. Surtout, elles forment des comédiens de manière pérenne et produisent des spectacles qui trouvent leur public. Aujourd’hui, il me paraît central de penser l’accès à la culture au plus tôt, pour permettre de révéler les vocations. Contrairement aux comédiens « ordinaires » – qui bénéficient souvent d’un héritage familial –, la transmission est très peu présente chez les personnes en situation de handicap mental.
Deux écueils demeurent : la formation et le statut des comédiens. Les conservatoires opèrent leur mue pour accueillir de nouveaux publics. Mais ils le font de manière encore très marginale. Certains proposent des classes alternatives. A Montpellier, des parcours adaptés offrent des passerelles pour rejoindre ensuite le cursus traditionnel. Mais la plupart des établissements doivent changer leur processus de recrutement. Enfin, avoir une trajectoire professionnelle, hors du milieu protégé, reste extrêmement rare. Un travail sur le statut des comédiens en situation de handicap doit être mené au niveau politique. Il contribuerait à une véritable professionnalisation.
A l’origine, il y a une travailleuse sociale. Educatrice spécialisée au sein du centre d’aide par le travail (CAT, ancêtre des Esat) des Genêts d’or à Morlaix, Madeleine Louarn met en place dès 1984 l’Atelier Catalyse. Une troupe de théâtre amateur qui deviendra professionnelle et permanente dix ans plus tard avec la création, par Madeleine Louarn toujours, du Théâtre de l’Entresort. La compagnie assure le travail artistique, le CAT poursuit l’accompagnement médico-social. Les sept comédiens abordent Samuel Beckett, Lewis Carroll et parcourent les scènes nationales jusqu’à une première en Avignon en 2016. En 2021, nouvelle étape : le Théâtre de l’Entresort devient le premier Centre national pour la création adaptée (CNCA). Outre sa troupe permanente et son « phalanstère » d’artistes, le lieu articule ses activités autour de quatre missions principales : le soutien à la production, la formation, la recherche et l’action culturelle pour favoriser l’accès des personnes, en particulier vulnérables, aux pratiques artistiques.