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« Faire du handicap une identité de fierté »

Charlotte Puiseux

Docteure en philosophie, Charlotte Puiseux est l’autrice de De chair et de fer. Vivre et lutter dans une société validiste (éd. La Découverte).

Crédit photo DR
S’appuyant sur les apports des mouvements queer, féministes et intersectionnels, Charlotte Puiseux, psychologue et militante du collectif Les Dévalideuses, brocarde une société conçue par et pour les valides.

Actualités sociales hebdomadaires - Vous dénoncez notre « société validiste ». Qu’entendez-vous par là ?

Charlotte Puiseux : Le « validisme » est un système qui touche toutes les personnes désignées comme « handicapées », qui régit la société dans son ensemble et a des impacts dans tous les domaines. La société hiérarchise les corps et les personnes selon des jugements moraux, des critères physiques, psychiques et intellectuels établis. Pour être un humain acceptable, il faut marcher, sentir, voir, avoir telle capacité définie par les médecins. Plus un corps s’éloigne de ces critères, moins sa vie sera valable. Le validisme peut être conscient et assumé, jusqu’à constituer une haine des personnes en situation de handicap. Souvent, il est inconscient et n’est pas analysé comme tel par les oppresseurs. Des personnes en situation de handicap elles-mêmes peuvent intérioriser les caractéristiques de la société validiste, qui vont jouer notamment sur leur psychisme et les amener à se dévaloriser. Comme beaucoup, j’ai vécu ce dénigrement au quotidien. J’ai intériorisé ce validisme – peut-être encore aujourd’hui – qui impacte fortement l’estime de soi.

Ce « système » est partout, dites-vous, même dans les liaisons amoureuses…

L’amour est politique. On est élevé par rapport à certains critères qui définissent le beau, le désirable. On nous apprend à aimer des corps, à ne pas en aimer d’autres. Le corps handicapé fait partie de ceux qui ne sont pas considérés comme beaux. Même les milieux supposés plus réceptifs ne vont pas jusqu’à déconstruire le validisme. La personne en situation de handicap reste indésirable, difficile à toucher. Enfant, j’ai réussi à suivre une scolarité en milieu ordinaire. Ça ne veut pas dire que j’étais considérée comme les autres élèves, y compris dans les relations amicales et amoureuses. J’étais vite stigmatisée. C’est très compliqué lorsque, à l’adolescence, on a envie d’être populaire. Mais les autres ados n’ont pas envie de socialiser, de sortir avec vous. Ça les met dans une position qui les exclut des normes. Ils ont intégré que les personnes en situation de handicap valent moins que les autres, qu’il va falloir s’occuper d’elles, qu’on sera regardé en sortant ensemble dans la rue. Les personnes valides ne se projettent pas en couple avec une personne en situation de handicap. C’est trop de contraintes. Il est plus facile de se faire des amis que des relations amoureuses. Les codes amoureux qui s’expriment chez les personnes valides tombent en présence d’une personne en situation de handicap. On vous invite, mais pas pour un rencard. On vous convie à une soirée, mais parce que vous êtes seuls, et cela restera amical. Le désir est absent de toute relation.

Vous mettez aussi en cause le modèle médical français. Pourquoi ?

Ce modèle médical considère le handicap comme une question individuelle. Il touche un corps en particulier, qu’il faut redresser, soigner, selon les critères validistes. Si l’on ne peut pas le soigner, on l’envoie en institution spécialisée. Le handicap est alors perçu comme une tragédie personnelle. La société peut se dédouaner : « Oui, elle est handicapée, mais on n’y peut rien. » A contrario, le modèle social qui émerge dans les années 1960-1970 dans les pays anglo-saxons considère le handicap comme une construction sociale, conséquence de choix collectifs et politiques. On « met » la personne en situation de handicap. La responsabilité s’inverse : elle devient sociale et collective. Ce changement de paradigme permet d’agir sur les situations des personnes. Je ne dis pas que les personnes handicapées ne doivent pas être soignées. Et il est vrai qu’on a vu des exagérations du modèle social, considérant qu’il n’y avait pas d’emprise corporelle, physique ou psychologique du handicap. C’est faux : il y a bien des réalités physiologiques ou physiques, non liées aux aménagements sociaux, qu’on ne peut pas exclure. Mais il faut trouver un équilibre, bien comprendre les choix politiques du handicap tout en favorisant l’accès à une médecine bienveillante, capable de mieux entendre les ressentis et les analyses des patients.

Comment définir le handicap s’il s’agit d’une construction sociale ?

C’est une question qui m’a longtemps hantée. Par facilité, on aimerait le définir. Mais ce n’est pas possible, et ce n’est surtout pas souhaitable. Le handicap ne peut être défini que dans un contexte particulier, socio-historique. Mais sa définition ne peut être figée. En témoigne le mythe de Tirésias. Dans la société grecque antique, certains non-voyants étaient réputés pour leur don de clairvoyance, pour leur capacité à voir autrement. Ils tiraient ainsi leur pouvoir de leur handicap. A certaines périodes, des personnes sont exclues ou incluses dans la définition du handicap. Les troubles « dys » en font partie aujourd’hui. Les handicaps environnementaux, par exemple une sensibilité aux ondes magnétiques, ne sont pas considérés comme un handicap. Aussi la question des autodiagnostics est-elle importante à prendre en compte.

En quoi les mouvements queer et anticapitalistes ont pu nourrir vos analyses ?

Le mouvement queer prend son origine dans une identité stigmatisée, rejetée, qu’il transforme en une identité de fierté et une source d’empowerment. Il se réapproprie les insultes des oppresseurs en les vidant de leur charge stigmatisante. De l’impossibilité de se valoriser et d’exister, on affirme le droit d’exiger des choses, de dire qu’on est beau, qu’on ne veut pas vivre dans telle ou telle condition. Au sein de cette communauté queer, s’est dessiné le mouvement crip (de l’anglais cripple, qui signifie « estropié », « boiteux »), qui désigne les personnes handi queer. Elles ont compris que le caractère antinormatif du mouvement, la manière de renverser les stigmates, de se réapproprier les insultes, pour créer une identité de fierté, pouvait s’appliquer au handicap. L’antivalidisme est aussi une critique du capitalisme, qui pense les corps de façon productiviste, avec ses normes pour séparer les bons et les mauvais, ceux capables d’avoir un rendement élevé ou pas… Pour les personnes concernées, il y a une urgence vitale à changer radicalement de société.

Une vision radicale que ne porteraient pas les associations gestionnaires ?

Elles ne peuvent pas favoriser l’émancipation des personnes. Les institutions spécialisées sont un rouage du système validiste, qui les relègue dans des espaces clos à l’écart de la société. Les collectifs antivalidistes militent pour leur fermeture. Les maintenir est un choix politique : l’argent dépensé pourrait servir à financer d’autres solutions favorisant une vie autonome. La loi de 2005 comprenait des apports du modèle social, qui régit désormais les politiques internationales. La France ne peut pas les ignorer. Mais elle reste très attachée au modèle médical. Elle prévoit une amélioration et non une fermeture des institutions. Pourtant, lors de plusieurs visites ces dernières années, les rapporteurs de l’Organisation des nations unies ont estimé que ces institutions étaient contraires à la Convention relative aux droits des personnes handicapées.

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