D’abord définie en 2012 par l’Odenore [l’Observatoire des non-recours aux droits et services], la notion de non-recours a été travaillée au sein de réformes de l’action publique visant à améliorer l’accès aux droits des bénéficiaires. Mais de manière paradoxale, le non-recours a progressivement changé de sens. Si on étudie les rapports publics, le terme « non-recours » est employé dans un sens très précis qui fait reporter la responsabilité du problème sur les demandeurs : pas bien informés, découragés, refusant d’être stigmatisés. Il s’agit d’une individualisation du problème. Les questionnements sur la responsabilité politique ou des institutions ont progressivement disparu. Grâce à ce processus d’individualisation, les outils numériques ont été érigés comme « la » solution pour faciliter l’action individuelle.
La lutte contre le non-recours s’est faite sous contrainte budgétaire, en réduisant fortement les moyens alloués aux CAF. Les COG [conventions d’objectifs et de gestion] signées entre l’Etat et les caisses imposent la réduction des moyens et de personnel. En parallèle, des indicateurs de gestion multiples contraignent l’activité des CAF et les évaluent sur la production rapide des droits. Cela a un effet pervers : dans la mesure où ils doivent produire vite avec moins de moyens, ces organismes se centrent sur leur cœur de métier et délèguent le reste à l’usager.
Depuis les réformes relatives à l’accueil du public, les CAF ne reçoivent plus que sur rendez-vous. Il n’y a donc plus de files d’attente. Le travail est moins difficile pour les agents, et c’est moins de temps perdu pour certains demandeurs. Cet indicateur d’efficacité est présent dans les dernières COG : recevoir sans file d’attente, proposer un rendez-vous dans les 72 heures… Mais les rendez-vous se prennent par téléphone ou sur Internet, on ne peut plus accéder aux bureaux à tout moment. Au téléphone, il s’agit d’un serveur à entrées multiples, il faut donc déjà savoir qualifier sa situation. Tout cela suppose de la part des demandeurs des compétences administratives pour faire ces démarches. De fait, une sélection s’opère entre demandeurs sur la capacité à prendre en charge les tâches administratives dont sont déchargés les agents. En voulant lutter contre le non-recours, on a ainsi rajouté des mécanismes de tri parmi les demandeurs.
Plus que lutter contre le non-recours, ces réformes ont permis de sauver les institutions du social, prises entre baisses des budgets et augmentation des publics accueillis. Cette situation n’est pas remise en question, elle convient même aux institutions et à certains des agents. En revanche, on n’entend jamais les demandeurs les plus précaires, les moins dotés en sources de capitaux, que la situation actuelle ne peut satisfaire. Et n’étant pas dotées d’outils pour comptabiliser ceux qui ne se rendent plus à la CAF, les institutions ne perçoivent pas le problème.
Il y a d’abord des coûts objectifs : quand on n’a pas d’argent, on ne consomme pas et on connaît des difficultés pour accéder aux soins ou encore pour l’éducation des enfants. Mais on peut ensuite s’interroger sur les évolutions du rapport à l’Etat, à ses gouvernants, quand on rencontre de telles difficultés et qu’on a l’impression d’être abandonné. La conséquence est une mise à distance de l’Etat et des administrations. Une méfiance s’installe et se transfère sur le rapport au politique. La rhétorique sur « l’assistanat », et l’idée selon laquelle les personnes ne mériteraient pas l’aide qui leur est accordée, ont dans le même temps beaucoup été utilisées dans les discours politiques. Or les difficultés d’accès aux droits sont massives, chiffrées, et les fraudes sociales sont largement inférieures aux fraudes fiscales. Il a été démontré que les logiques de la rigueur sont exercées de façon beaucoup plus intense sur les classes populaires que sur les classes supérieures. Ces discours produisent des effets, en renforçant la distance avec l’Etat, mais aussi les divisions internes aux classes populaires, entre ceux qui « devraient mériter » une telle aide et les autres, à quelle condition… On assiste à un effet de mise en concurrence des malheurs, renforçant, in fine, les idées d’extrême droite.