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Colocations : sur un pied d’égalité

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Implantées à Paris, Marseille, Toulouse ou encore Lyon, l’association Lazare propose des colocations mêlant des jeunes actifs et des personnes qui ont connu la rue. Aujourd’hui, les maisons partagées accueillent plus de 200 personnes sans limite de temps.

C’est dans une grande bâtisse nichée au cœur d’une impasse de Marcq-en-Barœul (Nord) que l’association Lazare a pris ses quartiers en 2015. Si la structure recevait initialement des femmes, ce sont désormais huit hommes qui se partagent l’espace : une grande cuisine, deux salons, huit chambres à l’étage et un immense jardin équipé de balançoires, de tables d’extérieur et d’un poulailler. Dans cette colocation, la moitié des habitants ont subi l’épreuve de la rue. Car c’est bien la particularité des maisons Lazare, financées en grande partie par des fonds privés et les loyers : proposer une colocation entre des personnes sans domicile et des volontaires, inscrits dans la vie active, qui souhaitent partager leur temps et leur vie quotidienne. « Chacun s’acquitte d’un loyer de 300 € par mois et participe à hauteur de 80 € aux courses. Cela permet de mettre tout le monde sur un pied d’égalité. Et j’arrive à obtenir des aides pour certains, ce qui permet qu’ils n’aient pas grand-chose à payer au final », détaille Hasnaâ Belkhadir, l’assistante sociale détachée deux vendredis par mois sur la colocation.

Salariée de l’association lilloise Abej Solidarité, elle intervient dans le cadre d’un partenariat avec Lazare depuis un an. La professionnelle peut orienter elle-même le public en grande précarité, mais c’est aussi le fruit du bouche-à-oreille qui permet aux travailleurs sociaux de la région de diriger vers cette structure. « Je participe aux entretiens de préadmission. C’est important pour m’assurer que le futur colocataire a bien compris l’idée du collectif, car ici chaque participant doit accomplir des tâches », précise-t-elle. Autre condition : l’entrant ne doit pas être totalement réfractaire à l’idée d’un accompagnement social. « En revanche, quand il s’installe, on lui laisse le temps de se reposer parce que, souvent, les parcours en amont ont été très éprouvants. Ensuite, l’objectif est de mettre en place ensemble un projet, de tisser une relation de confiance avec lui », explique Hasnaâ Belkhadir. Chez Lazare, il n’existe aucune limite de temps d’accueil pour les personnes sortant de la rue. Les actifs, eux, doivent s’engager au moins sur un an pour éviter un turn-over qui pourrait s’avérer déstabilisant pour les habitants.

« Un Vécu un peu commun »

Ce vendredi matin, comme souvent, l’assistante sociale s’installe autour de la table du jardin et attend que les colocataires la sollicitent. « On sort du côté institutionnel de l’action sociale, et cela fait du bien, sourit-elle. Mais mes matinées ici sont toujours remplies. » Justement, c’est Roger qui vient la voir en premier. Agé de 40 ans, il réside là depuis un an. Originaire du sud-est de la France, il voulait d’abord rejoindre la maison Lazare de Marseille, mais celle-ci était en travaux. Il a donc parcouru plusieurs centaines de kilomètres pour arriver près de Lille. « Les gens ici sont très chaleureux. Ça doit être à cause du climat. Ils ne râlent pas comme nous dès qu’il pleut », plaisante-t-il. Dans la maison, Roger s’active, sert le café, repeint la barrière du poulailler, va chercher l’un des colocataires en voiture. Le quadragénaire vient d’obtenir son permis, un atout pour sa vie d’après puisque, dans quelques jours, il part finalement pour le Sud, où il a obtenu une place dans la maison qu’il convoitait. L’homme a aussi trouvé une formation dans le secteur de l’aide à domicile.

Aujourd’hui, il demande à Hasnaâ Belkhadir de l’aider à transférer son dossier de la caisse d’allocations familiales et à obtenir enfin son document de permis de conduire. « Cette année a été un vrai tremplin pour moi, et l’aventure n’est pas finie », s’enthousiasme-t-il. Sur sa vie d’avant, en revanche, le colocataire reste plutôt discret. « Je suis un ancien alcoolique. C’est aussi pour ça que j’ai choisi cette colocation, parce qu’ici l’alcool et la drogue sont interdits. S’ils avaient été autorisés, ça n’aurait pas été possible pour moi de vivre ici », confie-t-il.

Ils sont plusieurs dans la colocation à avoir souffert d’addictions. C’est pourquoi Lazare vient d’établir un partenariat avec Nicolas Dalibard, membre de l’Association des patients experts en addictologie (APEA). « Je suis passé par là, j’ai tout perdu, mon emploi, ma compagne et j’aurais pu moi aussi finir à la rue. Donc, d’une certaine manière, on a un vécu qui peut paraître commun. L’idée, quand je viens passer deux jours dans la maison, c’est de créer un lien. Je veux proposer d’être personne écoutante, une main tendue supplémentaire », souligne-t-il. De manière informelle, ce partenaire est là pour briser le tabou autour de l’addiction, sans pour autant brusquer les choses. « Marteler un message ne sert à rien. Il ne faut pas essayer de convaincre mais plutôt d’être identifié comme quelqu’un qui peut être soutenant. Et à chaque fois que je parle ici, je continue de me soigner aussi », révèle-t-il. Une expérience qui vient tout juste de débuter et dont les colocataires pourront se saisir au fil du temps et d’une relation de confiance nouée.

Dans chaque lieu de colocation, les résidents peuvent aussi compter sur les responsables de maison, un couple qui vit dans une partie du logement ou à quelques minutes de là. C’est le cas à Marcq-en-Barrœul avec Sophie et Christophe Léger ainsi que leurs enfants, la famille responsable de la maison depuis trois ans. En plus de leurs activités professionnelles respectives de chef d’entreprise dans le service à la personne et de cofondatrice d’une entreprise de transition écologique, le ménage lillois a décidé de s’investir dans cet accompagnement. C’est par le biais d’amis qu’ils ont découvert Lazare, et s’ils n’avaient jamais pensé à un tel engagement, ils admettent que cela a changé leur vie : « Au quotidien, c’est une source de joie et parfois d’inquiétude. Nous vivons les situations ensemble, et cela nous ouvre l’esprit. Les enfants, par exemple, n’ont plus du tout le même regard sur les personnes sans abri. Désormais, nous sommes tous conscients que cela peut arriver à n’importe qui. » Sophie et son mari assurent un rôle de vigie. Ils doivent accompagner au mieux les colocataires, ceux qui sortent de la rue et les autres, et expliquer le concept aux postulants. « Il est important que la personne connaisse les règles, qui sont quand même exigeantes. Comme le fait de partager au moins un repas par semaine ensemble. Nous ne sommes pas une structure médico-sociale, donc il ne faut pas non plus qu’il y ait des troubles psychiques trop importants. C’est pourquoi le rôle d’Hasnaâ est primordial. Elle gère toutes les missions administratives, et tant mieux parce que nous ne sommes pas experts dans le social. Avec elle, il y a un suivi ! », assure Christophe.

« Le pilier de la maison »

Sa femme passe ici chaque vendredi pour partager au moins un repas, et les locataires et la famille organisent aussi des goûters ensemble. Un moment particulièrement apprécié par Roland. Celui qu’on surnomme le « warrior » est également passionné de cuisine. Sur la table trônent deux gâteaux poire-chocolat. « La pâte de la tarte est bien jaune parce que ce sont des vrais œufs de poules de la ferme », précise le retraité de 68 ans. Avant d’arriver ici en 2019, Roland a eu mille vies. Très jeune, il a travaillé comme tisserand dans une usine, puis a été chef dans un restaurant de la gare de Lille : « J’en ai servi, des welshs ! », dit-il en riant. Ces dernières années, il s’occupait d’une personne âgée. « J’ai vécu dans la rue pendant quatre mois. C’est quand ma femme a déclenché un Alzheimer que tout a vrillé, c’est devenu invivable. Quand j’étais à la rue, je me suis débrouillé tout seul. Je n’étais pas sans argent mais les démarches étaient devenues impossibles pour moi », affirme-t-il. Roland souffre de troubles cardiaques. Il est accompagné dans ses rendez-vous médicaux par l’assistante sociale et il y a toujours quelqu’un dans la maison pour veiller sur lui. Pourtant, les débuts de celui qui a découvert la colocation à l’âge de 66 ans n’ont pas forcément été faciles : « C’était dur, je ne connaissais personne. Mais, petit à petit, on a appris à vivre ensemble. Maintenant, tout le monde me respecte, je suis le plus vieux et un des piliers de la maison », lance-t-il fièrement, ses cheveux argent gominés en arrière.

La chambre de Roland est la preuve visible qu’il a adopté la maison. Cette pièce d’environ 12 m2 a des airs de musée. Sur des étagères, tout autour de son lit, niche sa collection de petites voitures. Des bleues, des rouges, des bus anglais, des tracteurs… Plus de 200 modèles, dont un camion de pompiers géant posé près de son lit. « Celui-là, je l’ai depuis que j’ai 7 ans », clame-t-il, avant de devancer la question suivante : « Oui, même dans la rue, je le gardais précieusement avec moi. » L’an dernier, le sexagénaire a essayé de quitter la colocation après avoir décroché un appartement. « J’y suis resté deux jours, mais c’était impossible. Chez moi, c’est ici, et je n’ai pas l’intention de partir ! », tranche-t-il. Il est vrai que la présence de Roland aurait manqué car, ici, il est le roi de la fête. Dans sa chambre s’accumule de quoi mettre l’ambiance : boîtes à lumière, laser, boules à facettes, ghetto-blaster… Quand Roland se lance dans une démonstration, il y met tout son cœur : « Ça me rappelle le Macumba », crie-t-il pour couvrir la musique. « Il faut qu’on soit prêts parce que, dans quelques jours, c’est l’anniversaire d’Olivier. »

Ce dernier, qui s’apprête à fêter ses 50 ans, est le plus ancien colocataire. Il n’a pas vécu dehors mais a surmonté plusieurs épreuves. Problèmes de santé, divorce et burn-out ont conduit ce médecin à la maison Lazare, où il retrouve peu à peu son équilibre. « Cette colocation me permet de ne pas être seul. On se soutient les uns les autres. On a des profils différents donc ça fait beaucoup de bien, notamment à mon fils quand il vient me rendre visite. Les jeunes de la colocation sont un peu comme ses grands frères. Et moi, quand je rentre du travail le soir et que je retrouve un gâteau de Roland sur la table, cela me remplit d’énergie. »

La nuit tombe sur Marcq-en-Barœul, et les derniers habitants de la maison rentrent du travail. A 23 ans, Pierre-Yves endosse le rôle de responsable d’appartement. Il incarne le lien entre les colocataires et les responsables de maison. « Je suis arrivé en juillet dernier parce que j’avais envie de donner du sens à mon quotidien. J’étais un habitué des colocs étudiantes, mais j’avais l’impression d’en avoir encore sous la pédale. J’ai découvert l’initiative et j’ai été séduit. La découverte de l’autre va au-delà de mes attentes. Même si ce n’est pas toujours très simple. Parfois, on dirait que nous faisons un concours de différences tellement on ne voit pas les choses de la même manière. Ça passe par beaucoup de discussions, mais on finit par se comprendre. » Pierre-Yves apprécie aussi le fait d’être entouré par l’assistante sociale, les médecins, les infirmières et les psychologues qui sont présents en cas de besoin. Et si le jeune salarié envisage de quitter la colocation l’an prochain, il ne regrette en rien l’expérience. « On en apprend un peu plus sur ce qu’est la vie. Certains colocs m’ont raconté leurs parcours, tellement durs qu’on n’a plus envie de se plaindre après. »

Reportage

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