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ASE du Tarn : les professionnels désemparés mais volontaristes

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Le phénomène n’est pas quantifiable mais l’Aide sociale à l’enfance est de plus en plus confrontée à des cas de mineurs se prostituant. Face à ces situations, les professionnels se sentent démunis, comme cela a été le cas l’an dernier dans le Tarn.

« La prostitution des mineurs n’est pas spécifique à nos services, il ne faut pas amalgamer les choses, prévient d’emblée Nicolas Fournier. On recueille des enfants qui, parfois, la pratiquaient avant et qui continuent. » Le coordinateur technique de la protection de l’enfance du Tarn avoue cependant qu’il s’agit d’un « sujet préoccupant » et « relativement nouveau ». Pour preuve, si le phénomène se développe partout, il n’épargne pas l’aide sociale à l’enfance (ASE). « J’ai l’impression que cela augmente et que toutes les structures y sont confrontées. Nous sommes aux aguets. Un fois, j’ai récupéré une adolescente in extremis : elle allait monter dans une voiture à la sortie de l’établissement, et je savais ce qui l’attendait », explique Simon(1), éducateur spécialisé dans ce département.

A Albi, au printemps 2020, une histoire met la puce à l’oreille des professionnels. Une ancienne enfant placée d’à peine 18 ans appâtait des mineures d’un foyer de l’enfance par le biais de Snapchat en leur promettant « monts et merveilles ». Quatre victimes sont tombées dans ses filets. Le réseau, qui opérait dans le Tarn et la Haute-Garonne, a été démantelé par la police judiciaire et l’adolescente, incarcérée. Pour Alain, éducateur spécialisé à l’association d’éducation populaire (AEP) de La Landelle, qui regroupe plusieurs structures dont la plus grande Mecs (maison d’enfants à caractère social) du département du Tarn à Palleville, la nouvelle a été un choc : « Je me posais quelques questions sur certaines filles jusqu’à ce que, lors d’une réunion de l’ASE, un référent d’établissement nous informe de cette problématique dans le coin. Il y a tellement de difficultés déjà en protection de l’enfance que rajouter celle-là me paraissait impensable. » Surtout, il a eu le sentiment que l’information devait rester officieuse. « Le référent nous a bien spécifié qu’il nous informait “en off” », souligne-t-il.

Pour des cigarettes

Embarrassée, la protection de l’enfance l’est. D’autant qu’elle est dépassée. « On parle entre collègues et les mêmes problèmes se posent ailleurs. Quand des filles fuguent et qu’elles reviennent avec les dernières Nike, un nouveau smartphone ou encore beaucoup d’argent de poche, on sait que cela ne vient pas de leurs parents. On alerte la hiérarchie, qui nous a répondu une fois que si les filles n’étaient pas sur le trottoir, ce n’était pas de la prostitution ! Ça m’a laissé perplexe », assure Alain. Les modes opératoires empruntent effectivement d’autres formes. La jeune rabatteuse albigeoise louait des appartements via Airbnb dans lesquels ses proies vendaient leur corps. Derrière elle, des garçons de 20 à 25 ans, plus ou moins liés à des trafics de drogue, et des pratiques qui passent par les réseaux sociaux. « L’ASE doit se mettre à la page et investir davantage ces outils, insiste Simon. Grâce à eux, les jeunes savent avant nous quand il y a une place disponible dans un foyer. Ce sont des copains placés quelque part qui les informent, et après les jeunes nous demandent de les envoyer au même endroit. Tout va très vite. »

Il en va de même pour l’argent facile que procure la prostitution. « Les foyers de l’enfance sont des repères de gosses malheureux dont certains ont été abusés, maltraités durant leur enfance. Ils ont souvent une image dégradée d’eux-mêmes et peuvent se retrouver rapidement pris dans un engrenage de cyberpornographie », soutient Alain. D’autant que les normes sexuelles adolescentes ont changé. « J’ai suivi une petite de 13 ans prise dans un réseau de prostitution. Elle m’a dit que c’était super pour elle. Elle gagnait 100 € pour une passe, et pouvait s’acheter plein de trucs. En revanche, elle ne voulait pas que sa petite sœur vive la même chose. Elle avait donc conscience que ce n’était pas forcément bien », raconte Isabelle Carsalade, psychiatre au service éducatif et thérapeutique Set’5 de Réalmont (Tarn), qui accueille des jeunes en rupture. Et de préciser à propos de la majorité des jeunes qu’elle rencontre – et qui ne se prostituent pas – qu’ils se présentent souvent en fonction de leur identité de genre et de leur sexualité. « Ils disent : “Je suis pansexuel ou bisexuel ou transgenre ou homosexuel”, et parlent peu d’affect. Il y a quelque chose de très libéré chez eux, du style : “C’est rien, docteur, je n’ai fait que le sucer.” »

Des solutions à trouver

Il n’y a pas que les réseaux de prostitution qui inquiètent. Des adolescents en Mecs, en foyers ou dans d’autres dispositifs acceptent des relations sexuelles en échange d’une cartouche de cigarettes, d’ectasy ou de kétamine (psychotrope utilisé comme stupéfiant). « Un paquet de cigarettes coûte 10,50 € et ici, à 13 ans, ils ont 16 € par mois. Ça se passe dans les toilettes, n’importe où », affirme la thérapeute. Dans le Tarn, 95 % des situations concerneraient des filles. « Nous essayons de leur expliquer que c’est de la maltraitance. Le souci, c’est qu’elles en tirent un bénéfice immédiat. Il faut déjà qu’elles aient effectué un bout de chemin dans leur tête. Parfois, elles se sentent amoureuses. Il ne faut pas oublier que le premier trouble dont elles souffrent est justement celui du lien. On a un service concerné donc on réfléchit, mais l’ASE est assez démunie. Y compris en termes de formation des professionnels. Nous nous sommes rapprochés de l’Amicale du Nid, spécialisée dans la prostitution des mineurs, pour être plus justes dans l’accompagnement et venir en soutien aux structures », affirme Pascal Blanchon, directeur de l’AEP de La Landelle.

Dans l’affaire d’Albi, deux victimes ont été déplacées, mais l’une d’elles a fugué. L’autre continue à tisser son réseau. « Eclater les gamines vers d’autres structures n’est pas une solution. On déplace le problème mais on ne le résout pas. Ce sont les conduites à risques qui nous mettent sur la piste éventuelle de la prostitution, mais sinon les jeunes ne viennent pas nous raconter leur vie. On ne peut pas détruire la relation que l’on a réussi à construire avec eux en les brusquant pour qu’ils parlent. En fonction de ce qu’ils ont vécu avant, leur confiance en l’adulte est entamée, voire inexistante », pointe Alain, qui déplore le manque de considération dont les éducateurs font l’objet : « L’ASE est coupée du terrain, elle ne sait pas de quels jeunes il s’agit quand on signale quelque chose. On demande des partenariats avec le commissariat, le Planning familial, l’Education nationale, mais on ne se sent pas toujours soutenus. » Il ne s’agit pas seulement d’une question de moyens, selon lui, mais plutôt d’un manque de volonté. Pour Victor, « moins de choses transpirent à l’extérieur de l’institution, mieux ça vaut ».

Dans le Tarn, pourtant, l’ASE et nombre de professionnels sont désormais sensibilisés. « Tout l’enjeu repose sur la prévention, le département y travaille », avance Simon. « Chacun a pris la mesure des conséquences et des risques de la prostitution pour les jeunes filles. On essaie de faire au mieux en mettant en place un maillage très serré avec nos partenaires et tous les lieux de vie car, seuls, on ne peut rien », témoigne Marie-Pierre Caumont, psychologue au Set’5. L’an dernier, dans son service, une adolescente a été prise en charge par Isabelle Carsalade et l’équipe de la Mecs : « C’était lors du premier confinement. Elle était bloquée comme tout le monde et cela a été salutaire. Elle a réinvesti sa scolarité et a arrêté de vendre ses charmes. Mais c’est au cas par cas. Pour une autre fille, ça aurait peut-être eu l’effet inverse. »

« Elle jouait comme une petite fille »

La psychologue Marie-Pierre Common intervient au service éducatif et thérapeutique Set’5 de La Landelle (Tarn). Selon elle et la cheffe de service, Jennyfer Kirtava, les réseaux de prostitution ne sont pas ce qu’il y a de plus fréquent. En revanche, elles s’interrogent sur les conduites sexuelles à risques de certains mineurs : « Des filles acceptent une fellation ou un rapport sexuel pour se payer une chambre où dormir un soir. En général, elles ont vécu des traumatismes sexuelles plus jeunes et sont dans des parcours d’errance ou de fugue. Elles coupent le lien social plutôt qu’elles ne cherchent à l’attaquer ou à avoir l’exclusivité avec un adulte. » Pour les aider, le service tente de donner une place à la singularité de chacune en tant que sujet. « Aucune gamine ne m’a parlé de pratiques de prostitution, même si je savais qu’elle le faisait, rapporte la psychologue. Au Set’5, elles se présentent comme des petites filles. Je me souviens d’une gamine qui jouait comme une enfant de 8 ans alors qu’elle avait 14 ou 15 ans. Elle n’était plus une prostituée dans son lien avec nous, et nous n’avons pas abordé le sujet. Notre accompagnement n’est qu’une partie de la solution, mais cette question nous renvoie parfois à notre impuissance. On voit des filles se détruire, c’est bouleversant. »

Notes

(1) Les prénoms ont été changés.

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