Cela n’a pas de sens de généraliser. Les personnes âgées ne sont pas fragiles et vulnérables par nature. Leur identité n’est pas plus réductible à leur âge qu’à leur handicap ou à leur place dans la société. Il n’est pas davantage pertinent de parler des jeunes comme d’une entité homogène. Le concept d’« âge » est une construction sociale qui sert à délimiter un périmètre pouvant être utile à la mise en place et à la régulation des politiques publiques, mais il est stigmatisant. La population âgée est diverse. Il y a des personnes de 75 ans en pleine forme et d’autres atteintes de pathologies à 50 ans. L’idée que les plus de 70 ans restent confinés après le 11 mai était scandaleuse. Ce sont les facteurs de risque qu’il faut prendre en compte, pas la date de naissance. N’importe qui peut présenter des vulnérabilités à un moment de sa vie. On ne les met pas sous cloche pour autant. En faisant des catégories, on assigne les gens à faire telle ou telle chose. Les retraités devant faire du bénévolat, les grands-parents devant garder leurs petits-enfants... sont autant de stéréotypes. Je crois plus à la vie intime qu’aux spécificités et aux modélisations, peu enclines à valoriser ce qui est personnel.
Le rapport « Laroque » de 1962 marque véritablement un tournant. A cette époque, les plus âgés étaient dans des situations très précaires, il était donc indispensable de mettre en œuvre des politiques sociales en leur direction, d’où la revalorisation des retraites, l’émergence des retraites complémentaires... Avant, on parlait des vieillards mais à partir des années 1970, la notion de personnes âgées, réputée plus neutre, a été utilisée. Aujourd’hui, les catégorisations se diversifient : personnes âgées, personnes âgées dépendantes, personnes Alzheimer et, dernière en date, personnes fragiles et vulnérables. Mais la case préférée est celle des seniors qui sont dynamiques et qui dépensent. Le terme récent de « silver économie » a été inventé pour eux. Les plus vieux, en revanche, dérangent, car ils représentent la dernière étape avant la mort. Donc on préfère ne pas les voir... ll y a une dénégation collective du vieillissement. Les personnes âgées sont en confinement depuis bien longtemps en établissements ou chez elles. Le Covid-19 les fait subitement surgir de leur invisibilité. Mais, en 2018, le Comité consultatif national d’éthique dénonçait leur « ghettoïsation » et rappelait que la France détient le taux de suicide le plus élevés d’Europe chez les plus de 75 ans.
Il le faudrait, mais cela suppose de considérer les personnes âgées autrement que sous l’angle médical. Or, aujourd’hui, l’approche soignante domine tout. On peut être malade sans que la vieillesse soit assimilée à une pathologie qui impacte ce que l’individu veut, aime, croit, et qui ne regarde que lui. Continuer à faire comme tout le monde malgré l’âge et les difficultés n’est pas un soin, c’est une évidence. On n’a pas besoin d’une infirmière pour visiter une exposition mais plutôt d’un moyen de locomotion et d’une personne apte à présenter les œuvres d’une manière intéressante. Dans les Ehpad, 5 à 6 % seulement du personnel est non soignant. Les professionnels sont pleins de bonne volonté mais les résidents sont souvent confondus avec des patients. Le « h » d’Ehpad signifie hébergement, il pourrait être également celui d’hôpital et, dans l’imaginaire des personnes qui y vivent, celui d’hospice. Les longs couloirs, les blouses blanches, le matériel médical... prennent le pas sur une ambiance domestique qui peine à s’imposer. La vision du vieillissement est très techniciste. Les différents aspects de la vie en Ehpad souffrent de cette conception qui ne laisse aucune place à la vie ordinaire. Tout est thérapeutique, les animaux, la musique, les jardins, la cuisine... La toute-puissance biomédicale est partout. Même les seniors sont abreuvés de conseils en tout genre sur le bien vieillir, bien se nourrir, bien se porter, bien faire du sport... Ils n’échappent pas à cette sollicitude érigée en obligation de santé publique.
La logique domiciliaire est une voie à suivre. La majorité des personnes âgées désirent rester chez elles ou dans un lieu collectif et alternatif qui leur assure les conditions d’un véritable chez-soi afin de vivre comme elles l’entendent. Cela n’est possible qu’avec un changement de paradigme selon lequel lieu de vie et lieu de soins ne soient plus mélangés. Quand les soins médicaux et paramédicaux sont disponibles dans la ville, le quartier ou le village, cela pourrait prendre la forme du domicile classique ou regroupé en petites communautés ou en résidences. Cela suppose qu’il y ait suffisamment de services et d’équipements sur le territoire. Les établissements médico-sociaux ou sanitaires (rééducation, répit, soins palliatifs...) pourraient devenir des lieux ressources si des soins spécialisés sont nécessaires. La chambre en Ehpad ne peut pas avoir les caractéristiques d’un logement. La plupart du temps, il n’y a pas d’espace d’intimité, tout est ouvert à tous et on y entre comme dans un moulin, sans frapper. Le meilleur projet de vie et d’établissement se heurte à des injonctions de sécurité et à des obligations de service guère compatibles avec la liberté des personnes.
C’est une invention absurde qui montre que rien de ce qui concerne la personne âgée ne doit échapper au regard des professionnels et de l’institution. Loin d’être inclusif, ce regard est surtout intrusif et abusif. Il suffirait de poser deux questions à la personne qui vient vivre dans un établissement : qu’attendez-vous de nous ? que souhaiteriez-vous faire ou avoir, dans la mesure de nos possibilités ? Avoir une place dans la société, c’est pouvoir sortir de chez soi et y revenir quel que soit le lieu où on habite. C’est aussi pouvoir prendre et assumer un certain nombre de risques mesurés et choisis. Cela s’appelle l’autonomie. Le problème est que l’on n’écoute pas les personnes âgées, on parle à leur place, on ne leur demande jamais leur avis et on décide de ce qui est bien pour elles. Mais qu’en sait-on vraiment ? On a oublié que la personne âgée est d’abord une personne.
Membre du Réseau de consultants en gérontologie sociale créé en 1992 sous l’impulsion de la Fondation de France et de l’Uniopss, Colette Eynard a coordonné le livre Les vieux sont-ils forcément fragiles et vulnérables ? (éd. érès, 2019).