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“Le travail social est un malentendu”

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Rencontrer les autres avec leurs douleurs, leurs blessures, les considérer comme des héros, marcher à côté d’eux, se trouver, résister, désobéir, aider… C’est ce qu’a fait tout au long de sa vie Eric Kérimel de Kerveno, ex-éducateur spécialisé et engagé.

Inutile de demander à Eric Kérimel de Kerveno la définition du travail social, pour lui, c’est une « énigme ». D’ailleurs, il l’avoue, non sans provocation : « Les travailleurs sociaux me gonflent. » Avant d’ajouter aussitôt : « Je les aime bien au fond, mais ils se technicisent trop. » Ces professionnels, il les connaît par cœur, il en a été un lui-même. « Tu es fait pour être éduc », lui a dit un jour le directeur du stage qu’il animait pour une colonie de vacances. A l’époque, Eric Kérimel de Kerveno ne sait pas ce qu’est le métier d’éducateur, il le découvre dans un foyer de jeunes délinquants. « C’était un peu sportif », se souvient-il. Diplôme de moniteur-éducateur en poche, il exerce pendant quatre ans dans un établissement recevant des enfants atteints d’encéphalopathie. A partir de là, la fibre sociale – ou plutôt humaniste – ne le lâchera pas. Durant les années 1980, il va être éducateur spécialisé dans la prévention de la toxicomanie à Marseille. Un travail qui va le propulser jusqu’à Jérusalem, où il est invité à un congrès mondial sur le sujet. En Suisse, il rencontre Annie Minot, médecin psychiatre, qui développe des programmes de distribution d’héroïne médicalisée – « une grande dame », qui va lui donner l’idée de distribuer des seringues dans un lieu dédié, centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) avant l’heure. L’homme est un avant-gardiste, un iconoclaste aussi. A la demande d’une amie, il se retrouve responsable d’Autres Regards, association de santé communautaire pour les personnes prostituées. « On a fait des choses géniales, mais je crois qu’il faut tout le temps évoluer », souligne l’ex-éducateur. Il s’inscrit alors à l’université, où il prépare une maîtrise et un DEA d’histoire sur le dépôt de la mendicité dans les Bouches-du-Rhône. A l’issue, il postule au poste de directeur de l’association Habitat alternatif social (HAS), qui soutient l’insertion des personnes en difficultés. Il est choisi parmi 150 candidats. De 18 salariés à son arrivée, il y en a 116 à son départ.

Eric Kérimel de Kerveno a pris sa retraite en 2018. Au fil des années, il a accumulé des notes dans des carnets, des « bouts d’écriture », comme les appelle sa femme, qui n’avaient d’autre but que de « mettre à distance les doutes, les peurs, les fractures, les douleurs, les joies d’un travail quotidien marqué par la passion », écrit-il en préambule de son livre publié à l’automne dernier Travail social… Le grand malentendu. A l’origine, le titre devait être Pour en finir avec le travail social. Trop polémique, a jugé l’éditeur. « Il n’y a pas à chercher de vérité, de leçon, de conseil. Le travail social est un métier d’artisan, celui qui met des années à travailler une matière, à construire une pièce. Le malentendu vient du fait que les travailleurs sociaux prétendent être des gens qui vont bien s’occupant de gens qui vont mal. Mais il faut être humble. Une fois, j’ai assisté à une scène où une gamine pourrissait un éducateur en lui disant qu’il ne servait à rien ! Ça m’a interpellé », se souvient l’auteur. Au début de son ouvrage, il raconte l’histoire d’Isa, une jeune fille qu’il voit ramasser une seringue usagée au sol, la nettoyer avec de l’eau croupie et se piquer. Quelques jours plus tard, elle mourait du sida. Dès lors, Eric Kérimel de Kerveno ne pourra jamais plus travailler comme avant. « J’avais choisi d’être éducateur et me sentais là inutile, presque voyeur », souligne-t-il.

« Se gratter l’âme »

L’homme ne veut surtout pas jouer le rabat-joie, mais il a des convictions. Et d’abord celle que les personnes ayant besoin d’un accompagnement sont comme lui, comme nous. « Si quelque chose de l’autre ne me dit pas quelque chose de moi, ce n’est pas la peine, assure-t-il. Dans le meilleur des cas, j’aurais été dans l’indifférence ; dans le pire, dans la maltraitance. » Voir au-delà du symptôme, du handicap, de la précarité… Ne pas dire « enfants rom » mais « enfants », ni « MNA » (mineurs non accompagnés) mais « mineurs ». « Si quelqu’un arrive et me dit : “Bonjour, je m’appelle Tony, je suis toxico”, je lui réponds : “Bonjour, je m’appelle Eric, je suis breton.” » Ainsi, la rencontre reste ouverte, sans étiquette, sans stigmate. Car l’autre sait mais il ne sait pas qu’il sait, résume Eric Kérimel de Kerveno à travers une anecdote : « Un jour, j’ai remercié une professeure de littérature de m’avoir appris à écrire. Elle m’a répondu : “Je ne vous ai pas appris à écrire, je vous ai appris que vous saviez écrire.” Dans le travail social, il faut comprendre ça dès le départ. » Il suggère aux futurs travailleurs sociaux devant lesquels il est amené à intervenir de se « gratter l’âme », parce qu’ils vont faire un travail difficile et sous-payé, et d’avoir une exigence sans faille à l’égard des autres et d’eux-mêmes : « On ne fait pas ce métier qu’avec des beaux tableaux Excel et de la théorie. A quoi sert une analyse de pratiques sur la bientraitance dans un établissement quand un gamin dort depuis six mois avec une porte de chambre défoncée ? Ça n’a pas de sens. » Qu’un enfant de l’aide sociale à l’enfance puisse être laissé dans la nature à 18 ans le révolte autant que le sort réservé aux réfugiés. « Je n’aurais pas obéi au décret “Collomb”, qui incite à trier les migrants », déclare le jeune retraité, qui n’a jamais cessé de résister aux logiques comptables et bureaucratiques plus qu’humaines. Il dénonce aussi la dictature du projet individuel exigé des personnes accompagnées : « On reçoit des gens totalement effractés, qui luttent pour leur survie souvent, et on leur demande de travailler sur leur projet. Il faut arrêter cette folie. »

Eric Kérimel de Kerveno a été directeur d’établissement, il sait la nécessité de mettre en place des stratégies et des objectifs, mais refuse de se plier aux modes, quitte à passer pour un « ringard ». « Par moment, il ne faut pas s’embarrasser de concept, de verbiage, il faut aider les gens, c’est tout. Les travailleurs sociaux ont été biberonnés à la psychanalyse pendant vingt ans, puis à la systémie, et maintenant à l’empowerment. Je m’y suis mis, mais je ne crois pas aux méthodes miracles », affirme-t-il. Quant à la sacro-sainte distance à mettre entre le travailleur social et l’autre, « c’est un poncif et c’est discutable », selon lui. Dans un contexte où le travail social se complexifie, où les vulnérabilités se multiplient, Eric Kérimel de Kerveno croit surtout en des choses simples comme la politesse, l’humilité et l’altérité. Dans son prochain livre, il développe trois idées issues du théâtre grec : l’intelligence du regard, le moment opportun pour intervenir et la mesure de l’émotion. « Les personnes que nous accompagnons sont des héros. Elles traversent des difficultés inimaginables. Des centaines de gens seraient morts ou auraient baissé les bras à leur place », témoigne celui qui est encore très ému d’avoir vu au fond de la salle, lors de son pot de départ en retraite, deux toxicomanes qu’il avait suivis : « Ils étaient bien habillés et magnifiques. Là, j’étais heureux. »

Homme d’engagement,

Eric Kérimel de Kerveno est l’auteur de Travail social… Le grand malentendu (éd. Champ social, octobre 2018). Son prochain livre, La posture dans le travail social : valeurs, conditions et pratiques, sortira le 14 janvier 2020 chez le même éditeur.

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