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« Nous avons collectivement du mal à penser la vie comme un parcours à construire »

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Jeunesse, âge adulte, vieillesse… Le triptyque classique ne suffit plus à décrire le déroulement de nos existences. Autonomie, mobilité et activité sont autant d’injonctions qui pèsent désormais sur les parcours de vie. La sociologue Cécile Van de Velde brosse, dans un court et stimulant ouvrage, le nouveau panorama de la sociologie des âges de la vie.
Le découpage classique jeunesse-âge adulte-vieillesse peut-il encore décrire le déroulement de nos vies ?

Plus du tout. Nous sommes les héritiers de ces représentations qui découpent la vie en trois âges : la jeunesse – le temps de l’éducation –, l’âge adulte – celui de l’activité – et la vieillesse – le déclin… Mais les piliers de cette conception de l’existence sont en train de bouger, avec la recomposition des âges de la vie. Ce qui a changé, c’est d’abord l’allongement de nos existences et une période de jeunesse qui se termine de plus en plus tard. L’entrée dans la vie adulte occupe pratiquement toute la vingtaine. Face à ces mutations, on a déjà compris qu’il fallait repenser nos représentations. Mais au-delà, la grande évolution est l’importance de plus en plus grande qu’occupe la mobilité dans nos existences. Tout ce qui marquait les frontières entre jeunesse, âge adulte et vieillesse – travail stable, vie de famille – est en train de bouger. On ne peut plus penser la période adulte comme un âge stable, ni voir dans la vieillesse la fin de l’activité.

Vous dites que nous sommes passés de la « valse des âges » dans les années 1980 au « parcours de vie » aujourd’hui… Quelle différence entre ces deux approches ?

Auparavant, on s’attachait surtout à observer les transitions, les frontières entre les âges qui conduisaient le jeune vers l’âge adulte, puis vers la vieillesse. On travaillait énormément sur l’entrée dans la vie de couple, l’arrivée sur le marché du travail, le seuil des 60 ans… et comment on passe d’un statut à l’autre. Les chercheurs regardaient non pas les individus suivant un chemin, mais la façon dont ils franchissaient ces différentes portes de la vie. Les parcours des individus sont devenus plus compliqués. On se met en couple, en se séparant aussi plus souvent. On entre dans la vie active, en sachant qu’on peut avoir des aléas et se reconvertir. Les chercheurs ont donc travaillé à de nouveaux outils pour appréhender ces évolutions. C’est ce que l’on appelle la « sociologie des parcours de vie », qui observe la façon dont les individus réussissent, ou non, à conduire leur propre existence. Des enquêtes longitudinales ont été menées durant plusieurs années pour comprendre ce que les gens vivent de façon subjective. Qu’est-ce que cela veut dire « devenir vieux » ? Où sont les bifurcations et les crises de la vie ? Comment se construit-on comme sujet dans cette existence mobile ?

Vous mettez en avant de grandes problématiques liées aux âges telles que l’autonomie, la mobilité, l’activité… En quoi sont-elles des clés de lecture pertinentes ?

Les chercheurs ont essayé de comprendre les injonctions qui pèsent sur les individus et quelles grandes épreuves sont associées aux différents âges de la vie. La question de l’autonomie est ainsi devenue centrale pour penser le temps de la jeunesse, au sens large du terme. Nos vies sont de plus en plus soumises à l’injonction d’être et de devenir soi, et l’individu doit effectuer pour cela tout un travail sur lui-même. Les jeunes subissent cette injonction à devenir autonomes et, en même temps, ils n’en ont pas réellement les moyens. D’où des frustrations et des tensions, car ils dépendent de leurs parents de plus en plus longtemps. A l’âge adulte, la question centrale est plutôt celle de la mobilité : décider de bifurquer ou pas dans sa vie professionnelle, de rester en couple ou non, etc. On doit toujours être en train de construire sa propre vie. La période adulte n’est plus celle du définitif, c’est le nouvel âge des possibles, ou du moins est censé l’être. Le problème est que cela recouvre d’importantes inégalités, car la mobilité est plus facile à vivre pour ceux qui disposent de ressources financières et culturelles. Elle est beaucoup plus subie dans certains milieux où la capacité à rebondir est nettement moins importante. Enfin, lorsque arrive la retraite, une nouvelle tension se joue autour du fait de rester actif, affectivement, sexuellement, intellectuellement, dans ses engagements… Aujourd’hui, on ne se sent vieux que lorsque l’horizon des possibles commence à se refermer. Mais, là aussi, cela crée de nouvelles inégalités, car certaines personnes veulent juste se reposer après une vie de travail parfois longue et difficile. Au fond, le nouveau tabou contemporain me semble être de ne plus maîtriser sa vie, d’être dans une situation de déprise, de laisser-aller. C’est sans doute pour cette raison qu’il y a tant d’enjeux sur les soins palliatifs et la question de la fin de vie. On veut rester souverain sur sa propre vie jusqu’à la mort.

Toutes les sociétés n’ont pas la même gestion des âges de la vie…

Les déroulés de vie sont, en effet, extrêmement contrastés d’une société à l’autre, notamment en fonction des politiques publiques qui, de l’enfance à la mort, interviennent de façon plus ou moins marquée. Schématiquement, dans le nord de l’Europe, dans les pays sociaux-démocrates, la présence de l’Etat est très forte tout au long de la vie, avec un système de crèche pour la petite enfance, une valorisation de l’indépendance à l’école, des aides pour les jeunes adultes, etc. Il en résulte une très forte indépendance des individus. Le départ des jeunes de chez leurs parents y est plus précoce qu’ailleurs en Europe. La mobilité est, elle aussi, accompagnée par l’Etat. Si l’on change de travail, on bénéficie d’environ trois années de prestations de chômage assez élevées avec des formations garanties. Et cette mobilité se retrouve aussi sur le plan conjugal. Les pays du nord de l’Europe sont ceux où les gens vivent le plus souvent seuls ou en couple hors mariage, et se séparent le plus. Cela dit, des tensions commencent apparaître avec la crise et la montée d’une forme plus pressante de néolibéralisme.

Quel est l’autre grand modèle ?

On observe, bien sûr, tout un dégradé en Europe, mais l’autre modèle est celui des pays du sud de l’Europe. Il est beaucoup plus familialiste, avec un Etat peu interventionniste et une solidarité qui joue prioritairement au sein de la famille. Cela se traduit par un âge de départ de la famille très tardif, qui s’est encore accentué avec la crise. Il y a quelques années, les jeunes du sud de l’Europe partaient de chez leurs parents en moyenne à 27 ans – contre 20 ans pour les pays du nord de l’Europe. Aujourd’hui, c’est à près de 30 ans. Cette solidarité familiale joue également pour la retraite et la prise en charge de la maladie. Mais la crise met à mal ce système, qui avait la vertu d’être assez souple. Il arrive à un point de rupture, car il est trop mobilisé. Tout cela crée de la souffrance au sein des familles.

Où se situe la France dans ce panorama ?

En position intermédiaire. C’est un pays de tradition catholique avec des valeurs familiales et, en même temps, des normes d’indépendance proches de celles des pays du Nord. On retrouve donc dans tous les âges de la vie une tension très forte chez les Français entre la nécessité d’être indépendant mais aussi d’être solidaire. Toute une négociation se joue dans les parcours de vie pour mobiliser la famille ainsi que l’Etat lors des périodes de vulnérabilité. Cela génère un maillage complexe qui fait qu’il est difficile de réformer en France sur ces questions. L’autre conséquence est que certains âges sont moins protégés, essentiellement l’entrée dans la vie adulte et la sortie du marché du travail. L’Etat protège davantage la période de la formation des jeunes et celle de la retraite.

Les pouvoirs publics ont-ils pris suffisamment la mesure de cette évolution des âges de la vie ?

Ils restent marqués par la conception en trois temps que nous avons évoquée. Résultat : les politiques de la jeunesse s’arrêtent toutes à 25 ans et la retraite démarre au seuil symbolique des 60 ans, même si la réalité est bien différente. Nos politiques ont été forgées sur ces trois temps et l’on s’est contenté de mettre des pansements sur les nouvelles zones de vulnérabilité. Nous avons encore collectivement du mal à penser la vie comme un parcours à construire ou à reconstruire. Mais cela va venir, car les comportements changent plus vite que les politiques. Les retraités retournent sur les bancs de l’université et les jeunes adultes sortent de plus en plus de l’autoroute sociale pour suivre des parcours atypiques extrêmement individualisés. Ils n’attendent plus les politiques publiques pour les accompagner.

Repères

La sociologue Cécile Van de Velde est professeure à l’Université de Montréal et membre de l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) de Paris. Elle est également titulaire d’une chaire de recherche du Canada sur les inégalités sociales et les parcours de vie. Elle publie Sociologie des âges de la vie (Ed. Armand Colin, 2016).

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