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Aider une parentalité différente

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A Mulhouse, depuis quatorze ans, le lieu d’accueil enfants-parents Capucine accompagne notamment de jeunes ou futurs parents déficients intellectuels. Depuis cette année, il intervient aussi auprès d’eux quand leurs enfants ont grandi.

Lundi matin, les portes s’ouvrent sur le lieu d’accueil enfants-parents (LAEP) Capucine (1), à deux pas de la gare et du centre-ville de Mulhouse (Haut-Rhin). Portant dans sa coque de poussette un petit garçon de 3?mois, une lycéenne de 19?ans sonne à la porte de la structure. Ce matin-là, la jeune femme et son fils bénéficieront de toute l’attention des deux accompagnantes. Aucun autre usager ne s’est annoncé. « On ne sait jamais combien de parents on aura, glisse Gabrielle Lindecker, éducatrice de jeunes enfants, présente à Capucine trois demi-journées par semaine, et responsable le reste du temps d’un multi­accueil et d’un service périscolaire dans la région mulhousienne. On peut accueillir jusqu’à 13 personnes, parents et enfants confondus. »

DES MOYENS MUTUALISÉS AVEC UN CENTRE MATERNEL

Aux côtés de Gabrielle Lindecker, Christine Thoma, auxiliaire de puéri­culture, intervient pour sa part à Capucine tous les lundis matin. Cette demi-journée de travail est le fruit d’une mutualisation de moyens entre l’Association Marguerite-Sinclair (2), qui gère le LAEP, et l’employeur principal de Christine Thoma, le centre maternel de l’Ermitage à Mulhouse. Ce dernier accueille des jeunes mères isolées en difficulté sociale sur de courtes périodes allant de trois à six mois. Avec quelques heures effectuées par Fabienne Tournier, une autre auxiliaire de puériculture, et un encadrement assuré par Isabelle Grosse, coordinatrice de Capucine et responsable parentalité de l’association, le LAEP totalise 20 heures de travail. Il fonctionne ainsi les lundis de 9 h 30 à 11 heures (pour le public du centre maternel) et de 15 h 30 à 17 heures (pour les parents déficients intellectuels), ainsi que les mardis de 16 heures à 18 heures pour des « visites médiatisées », durant lesquelles des parents rencontrent leurs enfants lorsqu’ils n’en ont pas la garde.

Sous la houlette de Jacques Alix, directeur du pôle formation et socialisation de l’Association Marguerite-Sinclair, et d’Isabelle Grosse, infirmière et musicothérapeute de formation, le LAEP Capucine accueille depuis 2002 des parents et futurs parents de la région mulhousienne déficients intellectuels et/ou victimes de troubles psychiques, reconnus par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), ou des parents en grande difficulté sociale. Au départ, ce LAEP était calqué sur le modèle des « maisons vertes » développées par la psychanalyste Françoise Dolto, avec un cahier des charges un peu différent. Il s’agit en effet d’un lieu d’accueil parents-enfants (LAPE), mais avec l’enfant comme « clé d’entrée », ce qui justifie la transformation du sigle. Réservé à l’origine aux déficients intellectuels moyens ou légers, parfois avec des troubles psychiques associés et souvent usagers de l’association, le LAEP a également ouvert sa porte aux mères en difficulté sociale. Au total, une soixantaine d’usagers s’y rencontrent chaque année. Le lieu d’accueil fonctionne annuellement avec 38 000 € versés par la communauté urbaine Mulhouse Alsace Agglomération et par la caisse d’allocations familiales (CAF). Il a bénéficié de 15 000 € supplémentaires en 2012 de la part de la CAF et de 8 000 € au titre des Lauriers de la Fondation de France.

Le plus souvent, les familles sont aiguillées vers l’équipe d’Isabelle Grosse par la protection maternelle et infantile (PMI), l’aide sociale à l’enfance, la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) ou un travailleur social rencontré dans le parcours en milieu spécialisé. Elles peuvent aussi être adressées au LAEP par injonction dans le cadre d’une investigation éducative. L’équipe effectue alors une « expertise du lien » entre parent (s) et enfant (s). « Cette expertise peut durer plusieurs semaines ou plusieurs mois », note Isabelle Grosse. Son objectif est d’évaluer le lien d’attachement entre l’adulte et l’enfant en s’appuyant sur la théorie développée par John Bowlby, et d’aider à la prise de conscience par le parent de ses droits et devoirs à l’égard de son enfant. « Avec tous les parents, nous travaillons sur trois volets, explique la responsable du service. D’abord l’exercice de la parentalité, avec les droits et devoirs du parent, l’inscription dans une généalogie, la pratique de l’autorité parentale, etc. Puis vient l’expérience de la parentalité : “comment je me sens et m’imagine parent”. Souvent, les parents handicapés ont des modèles familiaux bancals, ils ont été élevés en institution et n’ont jamais été imaginés en tant que parents. Enfin, nous travaillons la pratique de la parentalité : prendre soin de son enfant, lui offrir une sécurité affective par le regard, la parole, le portage. »

Au LAEP, les usagers ne sont pas accueillis comme des personnes handicapées mais comme des parents, insistent les membres de l’équipe. « Ici, les enfants sont sous la responsabilité de leurs parents, pas sous la nôtre », précise Gabrielle Lindecker. Ce qui n’est pas toujours facile. « Il arrive qu’une maman un peu caractérielle s’énerve contre nous si on lui fait une remarque et quitte les lieux… en laissant là son enfant. » Ce genre d’incident se produit parfois lors des visites médiatisées entre un parent et son enfant placé dans une famille d’accueil. « Notre rôle est de permettre cette rencontre et de rassurer le parent qui a peur de notre regard, continue l’éducatrice de jeunes enfants. Et pour cela, on inclut le parent dans la vie de son enfant, on le parentalise. Ici, le parent ne vient pas en tant que malade, c’est très important. »

UN TRAVAIL AUTOUR DU CORPS

Le travail d’écoute est central. Entre l’équipe et les usagers s’engagent parfois des discussions sur le désir d’enfant ou sur l’enfant à venir. « Les personnes déficientes intellectuelles ont du mal à se situer dans un espace temporel, souligne Isabelle Grosse. Nous proposons donc aux futures mamans, en partenariat avec les sages-femmes et la PMI, de venir pendant la grossesse pour qu’elles voient comment d’autres mamans fonctionnent. En revanche, nous voyons rarement les papas… » Un travail autour du corps est aussi effectué, tant certaines femmes ont des difficultés à prendre conscience de leur « schéma corporel ». D’ailleurs, « aucune n’allaite », précise la responsable.

Même si la contraception obligatoire chez les femmes déficientes intellectuelles n’est plus qu’un lointain souvenir, la société – dont certains professionnels – s’interroge encore parfois sur l’opportunité pour ces parents atypiques de mettre des enfants au monde. Or, dans cette population, le nombre de grossesses augmente, particulièrement depuis les lois des années 2000 qui favorisent l’autonomie des personnes handicapées. Comme le constate l’équipe de Capucine, dès lors qu’elles ont accès plus facilement à un logement et à un travail, nombreuses sont celles qui aspirent à fonder une famille, d’autant « qu’être enceinte permet une reconnaissance, un statut social, et de réparer un vécu antérieur souvent difficile ». Isabelle Grosse le note : « Beaucoup de femmes sont dans une recherche affective et, pour elles, être enceinte veut dire : “On s’occupe de moi.” Mais il s’agit aussi parfois de réels projets de couple, pour intégrer la société de façon ordinaire. »

NI JUGER NI CULPABILISER

Une fois le bébé mis au monde, le LAEP constitue, parmi d’autres acteurs, un des lieux d’apprentissage du quotidien des parents avec leurs enfants. Les lundis après-midi, les mères, qui souvent se connaissent, viennent à Capucine en groupes. « Si l’on en perd une, on peut avoir une désaffection du groupe », regrette Gabrielle Lindecker. Ce temps est très codifié. D’abord, un accueil autour de la table dans une première salle aux allures de cuisine-salon-salle à manger. Puis un moment avec son enfant sur les canapés, avant une activité de bricolage ou d’atelier pratique durant vingt à trente minutes. Après ce temps fort, une pause est nécessaire pour ces parents qui, du fait de leur grande fatigabilité, ont du mal à consacrer à leur enfant plus de vingt minutes d’affilée d’attention. Vient enfin un moment de jeu libre et une comptine dans la salle de motricité, à l’arrière du local. Colorée et lumineuse, offrant de nombreux jeux et agrès, cette seconde pièce ressemble à n’importe quel espace de jeux en crèche collective ou en garderie. Souvent, l’atelier reprend un aspect de la vie quotidienne avec un bébé. « Beaucoup de mamans ne savent ni lire ni écrire, rappelle Gabrielle Lindecker. Alors on apprend ensemble à préparer un biberon, à moucher son bébé, à le langer… On fait aussi de la prévention des risques domestiques avec, comme outil pédagogique, une grande maison en carton qui permet de manipuler des petits objets. Ainsi, les parents retiennent mieux les informations que si l’on restait sur le plan de la parole. »

L’équipe travaille aussi le lien parent-enfant. « Nous verbalisons l’attitude de l’enfant, s’il n’a pas l’air bien ou s’il sourit, continue l’éducatrice. Nous valorisons son regard sur son parent, mais aussi ses réalisations, des dessins par exemple. Souligner les attitudes positives de l’enfant valorise et parentalise l’adulte. Alors que souvent, si on laissait faire, les parents feraient l’activité bricolage pendant deux heures avec leur enfant à côté, sans forcément intervenir s’il fait le bazar ou autre. On fait comprendre aux parents qu’ici, ce n’est pas une garderie. » De même, lors du temps de jeu, l’équipe met l’accent sur la prise de risque et la découverte des capacités de l’enfant. Un moment propice pour « ramener à leur enfant des parents autocentrés ». Une formation à l’écoute est, selon Gabrielle Lindecker, indispensable pour effectuer ce travail, savoir instaurer une confiance, être « dans la disponibilité et la sollicitude ». Il faut également « être très clair sur ce qui résonne en nous et bouscule notre représentation du bon parent, afin de rester neutres et de ne pas déraper par une posture, un haussement de sourcil. » En effet, le risque de juger et de culpabiliser ces parents fragiles est permanent. De même, « les enfants peuvent être démunis par des mots durs prononcés devant eux ». C’est pourquoi deux professionnels sont nécessaires, « l’un qui intervient auprès de l’enfant ou du groupe, et l’autre auprès du parent ». Durant les deux heures de la séance, « il nous faut rester concentrés, avoir une qualité de présence constante et être ex­trêmement vigilants pour ne pas outre­passer nos fonctions, mais aussi parce que la séance peut déraper en quelques secondes, et des mamans peuvent se disputer entre elles, se fâcher contre un autre enfant que le leur »…

A Capucine, le suivi peut durer plusieurs années. Mais pour les habitués du lundi après-midi, la limite des 6 ans de l’enfant arrive parfois un peu trop vite. C’est pourquoi, depuis le 1er janvier de cette année, l’Association Marguerite-Sinclair a adjoint au LAEP un nouveau service destiné aux parents porteurs d’un handicap et dont les enfants ont plus de 6 ans : le service d’accompagnement et de soutien à la parentalité (SASP). Il s’adresse autant aux parents handicapés d’enfants âgés de 0 à 18 ans (reçus en rendez-vous individuels ou à domicile) qu’aux professionnels qui s’interrogent sur le thème de la parentalité et du handicap.

Conventionné par le conseil général du Haut-Rhin et la MDPH, le SASP est financé à hauteur de 50 000 € par an. Il représente le guichet unique départemental où sont recueillies toutes les demandes de parents en situation de handicap physique ou mental auprès des professionnels. « Ce recensement ne veut pas dire que nous, Association Marguerite-Sinclair, allons répondre à toutes les demandes, mais cela va permettre une photographie des besoins dans le département. » Le service doit en outre jouer le rôle d’observatoire départemental sur la question de la parentalité et du handicap. Directrice de la MDPH, Patrizia Gubiani s’en félicite : « Nous structurons une politique de la parentalité au niveau départemental. Or nous manquons d’informations sur les parents handicapés, un public que connaît l’Association Sinclair. Il s’agit d’un phénomène en émergence, avec désormais le maintien à domicile des déficients intellectuels moyens et légers qui n’ont plus rien à faire en institution, mais sont entre le milieu ordinaire et le monde du handicap. Il faut [pour les accompagner au mieux] que tout le monde monte en compétences, et ce, grâce à des outils comme ceux qu’Isabelle Grosse est en train de mettre en place pour nous. » La troisième mission du SASP est l’accompagnement des personnes en situation de handicap mental dans la région mulhousienne et parents d’enfants de 0 à 18?ans en individuel. « Ce ne seront pas des accompagnements longs, mais plutôt des aides ponctuelles, note sa coordinatrice. Je pense à une maman qui a fréquenté le LAEP pendant six ans. Son fils a maintenant 12 ans et rejette le handicap de sa maman. Il est agressif envers elle. Du coup, elle a besoin d’exprimer son vécu difficile. Mon rôle sera de l’écouter et de l’orienter vers les dispositifs de droit commun qui existent, comme la Maison des ados. »

Le SASP démarre à peine son activité. Seuls quelques rendez-vous ont déjà été pris avec des parents, tandis que les formations et conférences menées par Isabelle Grosse – également consultée par les services de la PMI – ont débuté dans divers établissements. Le service est en effet chargé de mettre en place une plate­forme des ressources à l’usage des professionnels et une expertise pour répondre aux besoins autour de la parentalité et du handicap. Sollicitée par des équipes lors de réunions cliniques, Isabelle Grosse apporte déjà régulièrement son « éclairage ». « Je suis conviée quand l’équipe s’interroge sur une situation avec des parents handicapés qui sont dans la négligence, un manque de stimulation de l’enfant ou d’hygiène, explique la spécialiste. Récemment, nous avons eu le cas d’un enfant qui, très vite, a accusé un retard de langage et dont les parents se sont détournés des solutions proposées, comme de venir au LAEP. Mais ils viennent s’ils le veulent. Or là, malgré une forte préconisation, ils ne sont pas venus et ont refusé toute intervention à domicile. A ce stade, une enquête sociale peut se mettre en route, avec un signalement puis, peut-être, le placement de l’enfant, au moins en journée. » Le placement n’intervient qu’après des injonctions graduées, quand « un minimum d’étayage » au cours du développement de l’enfant ne peut manifestement pas être assuré, ni favorisé ni compris par les parents.

La responsable de Capucine tente aussi de sensibiliser les professionnels (médecins, travailleurs sociaux, etc.) aux spécificités de la déficience intellectuelle pour un accompagnement plus « juste » : « J’ai été invitée lors d’une réunion de service avec un gynécologue, une sage-femme et une puéricultrice, pour évoquer le cas d’une maman enceinte avec des troubles du langage importants. Le gynécologue était très inquiet sur sa capacité à s’occuper de son enfant après la naissance. Mon travail a été de dédramatiser la situation pour qu’il n’y ait pas un envoi direct de la maman en unité psychiatrique. Je leur ai conseillé de faire visiter la maternité à la future maman, de réfléchir à la façon de communiquer avec elle pour ne pas sortir l’artillerie lourde dès la naissance et risquer une rupture entre elle et les travailleurs sociaux. Mon rôle est de mettre des clignotants pour éviter le gyrophare. »

LE QUESTIONNEMENT SUR LE DROIT À LA PROCRÉATION

Sollicitée à l’occasion de colloques sur l’éthique, Isabelle Grosse reconnaît : « La question du droit à la procréation pour les personnes handicapées est légitime, puisque la plupart de ces parents sont sous curatelle. Mais, paradoxalement, ils sont parents de plein droit, sans statut particulier. » Et pour cause… « Il y a quelques années, on parlait à peine de sexualité chez les personnes handicapées. C’était un sujet tabou. Aujourd’hui, alors qu’on travaille dans les établissements sur la bientraitance et le droit au plaisir, parler de parentalité et de handicap devient incontournable. » En 2004, raconte-t-elle, l’association avait été accusée de « promouvoir la procréation » des personnes handicapées. Pas du tout, martèlent les responsables de l’association. « Nous accompagnons et donnons les moyens à ces parents d’exercer leur rôle parental », plaide Jacques Alix, directeur du service. « Pour que ça marche, il faut que les parents soient conscients de leurs difficultés et sachent accepter de l’aide », conclut la coordinatrice.

Notes

(1) LAEP Capucine : 2, avenue du Maréchal-Joffre, 68100 Mulhouse – Tél. 03 89 32 81 50 – laepcapucine@sinclair.asso.fr.

(2) Créée en 1962, cette association spécialisée dans le handicap touche un public d’environ 700 personnes dans le Haut-Rhin.

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