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L'utopie au piège du libéralisme

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En revendiquant la refonte des systèmes d'indemnisation et une hausse des minima sociaux, les associations de chômeurs ont contribué à relancer l'idée, maintes fois évoquée, d'un revenu minimum « garanti » ou d' « existence ». Un système, certes séduisant, mais qui n'est pas sans présenter certains inconvénients. Le point sur ce dossier complexe.

Les revendications martelées depuis un mois par les associations de chômeurs et de précaires (1)  - attribution d'une prime de Noël, augmentation significative de tous les minima sociaux, refonte du système d'indemnisation, représentation des chômeurs au sein des organismes sociaux - posent un douloureux problème à la collectivité. Difficile, en effet, de ne pas entendre les protestations de ceux qui paient la crise de l'emploi au prix fort. Pourtant, comment leur accorder pleinement satisfaction sans poser, de fait, les bases d'un « statut » du chômeur qui les rejetterait définitivement dans l'ornière ?

D'où les tensions qui apparaissent, aujourd'hui, en pleine lumière et qui divisent le monde politique et syndical. D'un côté, le gouvernement table, en priorité, sur la création d'emplois et réclame du temps pour mener à bien ses projets (emplois-jeunes, 35 heures... ). De l'autre, les exclus, soutenus par certains syndicats, ne croient plus aux promesses et veulent, tout de suite, de quoi vivre dignement. Une impasse qui, pour certains chercheurs et militants, constitue l'occasion de relancer l'idée d'un revenu minimum d' « existence » ou « garanti », appelé encore « revenu inconditionnel » ou « allocation universelle ».

Pour vivre dignement

Le principe est simple, du moins en apparence : donner, avec ou sans condition, à chaque membre de la communauté nationale, ou seulement aux personnes les plus en difficulté, les moyens de vivre décemment. Sachant qu'un tel revenu pourrait être financé par la refonte de l'ensemble des systèmes de protection sociale et d'indemnisation du chômage. Cette idée séduisante - porteuse d'un idéal de solidarité - avait déjà présidé, en 1988, à la création du RMI et inspire, actuellement un certain nombre d'expériences menées dans différents pays industrialisés. Pourtant, ce revenu minimum, qu'il soit d'exis tence ou garanti, comporte, en germe, des risques à ne pas sous-estimer. D'autant que, traversant les clivages politiques traditionnels, il se décline sous des formes assez diverses, sous-tendues par des options théoriques, pour ne pas dire idéologiques, très différentes, voire contradictoires.

L'idée du revenu minimum n'est pas nouvelle. Déjà Thomas Paine, en 1794, suggérait l'octroi d'un capital minimum inconditionnel basé sur le principe que l'appropriation privée des ressources naturelles, qui constituent un bien commun, doit être profitable à tous (2). Depuis, le concept a évolué. Ainsi, dans les années 70, l'économiste américain, Milton Friedman, en a proposé une lecture nouvelle avec sa technique de l' « impôt négatif ». Une approche monétariste et libérale qui  « consiste à fixer un revenu minimum socialement acceptable, un seuil de pauvreté, et à aider les familles dont les revenus se situent au-dessous de ce seuil. Il s'agit, par conséquent, d'une allocation complémentaire (différentielle) par rapport aux revenus gagnés, mais dégressive en fonction de ces derniers de façon à sauvegarder l'incitation au travail », explique Chantal Euzeby, économiste, dans son ouvrage sur Le revenu minimum garanti   (3).

Expérimenté localement aux Etats-Unis avant d'être finalement abandonné (4), ce système reste néanmoins d'actualité avec le mécanisme d'intéressement à l'activité qui constitue sa principale originalité. En effet, à la différence d'une formule purement différentielle, dans laquelle l'Etat complète strictement les gains de l'activité à hauteur du revenu minimum garanti, l'impôt négatif permet de dépasser ce seuil en y ajoutant, de façon dégressive, les profits réalisés par le bénéficiaire. Il s'agit d'un revenu minimum substitutif dans la mesure où il remplace, pour l'essentiel, les mécanismes d'assistance existants.

Enfin, aujourd'hui, en France, si beaucoup critiquent le RMI, du moins dans sa conception actuelle, personne ne conteste réellement la nécessité d'un revenu minimum qui constitue, dans sa version la plus simple, un filet de sécurité pour les plus pauvres. Le problème est que les avis divergent sur l'organisation et les finalités d'un tel dispositif.

UN REVENU SUBSTITUTIF OU COMPLÉTIF

Le revenu minimum se décline selon deux grands schémas. On trouve, en premier lieu, le revenu « substitutif » qui remplace l'ensemble des prestations sociales existantes, comme c'est le cas pour l'impôt négatif et le revenu minimum inconditionnel (avec, toutefois, des objectifs et des modalités différentes). Seconde solution : le revenu « complétif » qui complète simplement les dispositifs en place. Il est alors « subsidiaire » dans la mesure où il n'est accordé qu'après exécution du droit aux autres prestations sociales. C'est le système généralement retenu dans les pays de l'Union européenne. Source : Droit de l'aide et de l'action sociales  - Michel Borgetto/Robert Lafore -Ed. Montchrestien - 150 F.

Le revenu minimum, version libérale

Ainsi, pour les néolibéraux, le principal inconvénient du revenu minimum est qu'il risque « d'encourager les pauvres à la paresse ». En effet, selon eux, l'individu, considéré comme libre et responsable, doit travailler pour assurer sa subsistance et contribuer à la prospérité générale. Et cela, quelles que soient les conditions imposées par le marché qui, affirment-ils, fait office de régulateur. Une vision des choses qui explique les attaques répétées de certains responsables politiques contre la « fraude » au RMI ou aux prestations sociales (5). On notera toutefois que selon une étude réalisée en 1997, par l'Observatoire de l'action sociale décentralisée (6), le RMI n'est pas désincitatif au travail. « C'est bien l'absence d'emploi qui constitue la principale cause de maintien au RMI », rappelaient alors les chercheurs.

De même, aux Etats-Unis, on a vu récemment l'administration Clinton basculer du welfare (l'Etat providence) au workfare (l'obligation d'accepter un travail d'intérêt général en échange de l'aide sociale). Le message est clair :pas de travail, pas de revenu. Pour les libéraux, qui s'écartent ainsi de la proposition initiale de Milton Friedman, le revenu minimum doit donc être impérativement placé sous condition d'activité et s'accompagner, en outre, de la disparition du SMIC et de l'assouplissement des conditions d'embauche et de licenciement. Autant d'obstacles qui, une fois levés, permettraient, selon eux, de créer de l'activité et des emplois. Le revenu minimum, d'un montant assez faible servirait alors simplement à compléter les plus bas salaires ou à assurer le quotidien entre deux emplois précaires. Cette vision des choses, on s'en doute, rencontre une forte opposition. Première critique : dans ce système, les individus doivent impérativement se plier aux exigences toujours plus fortes du marché. Second reproche : il s'agit, en réalité, d'une aide déguisée de l'Etat aux entreprises qui peuvent alors imposer des salaires extrêmement bas, sachant que le revenu minimum, financé par la collectivité, compensera la différence jusqu'à un seuil considéré comme « acceptable ».

ÉTATS-UNIS : LE « WORKFARE »

Entrée en vigeur en 1997 aux Etats-Unis, la réforme du  Welfare (ou Workfare ) a supprimé les programmes fédéraux d'aide sociale, transférant cette compétence aux Etats sous certaines conditions d'attribution des aides. Ainsi, dans les deux mois suivant le début du versement d'une aide, un adulte membre de la famille bénéficiaire devra effectuer des travaux d'intérêt général (actuellement, 20 heures par semaine). Au bout de deux ans de versement d'une aide (voire moins dans certains Etats),  tout adulte devra exercer une activité dans le secteur privé ou dans le cadre d'un programme d'Etat. Sont également reconnus les stages de formation et de qualification ou encore la recherche active d'un emploi.

Un minimum inconditionnel ?

Autre piste théorique explorée : celle du revenu minimum inconditionnel, appelé aussi « allocation universelle » ou « revenu d'existence ». Une conception défendue par des personnalités aussi diverses qu'André Gorz, philosophe et économiste, Yoland Bresson, économiste et président de l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence, ou encore, en Belgique, Philippe Van Parijs, animateur du cercle Charles-Fourier. Sans compter des organisations telles que le Centre des jeunes dirigeants d'entreprise.

Pour eux, partant du principe que le plein-emploi ne reviendra pas, il faut déconnecter le revenu du travail en partageant égalitairement le fruit des performances économiques qui, soulignent-ils, dépendent autant de l'action individuelle que du capital social accumulé par la collectivité. Le revenu minimum doit ainsi être accordé à tous et sans condition. S'ajoutant aux revenus d'activité, il est versé à chacun, de sa naissance à sa mort, quelles que soient sa fortune et sa situation de famille. Pour Yoland Bresson, son montant doit être calculé en fonction des ressources réelles du pays et permettre de couvrir « des besoins jugés nécessaires ». Quant à son financement, il serait assuré par la réaffectation d'une grande partie des allocations existantes et de l'impôt. Selon le chercheur, ce système autorise chacun à choisir son niveau d'activité et offre la possibilité de refuser des emplois dégradants, en favorisant, au passage, le développement d'un « tiers secteur » économique. En outre, il est censé occasionner une baisse sensible des coûts de gestion des systèmes d'assistance. Avec l'énorme avantage, du moins en théorie, d'éviter la stigmatisation des personnes en difficulté, chacun recevant la même chose que son voisin.

Reste que le revenu minimum inconditionnel fait, lui aussi, l'objet de nombreuses critiques. En effet, aux yeux de beaucoup, outre son caractère profondément assistantiel, il n'est égalitaire qu'en apparence car il ne change rien aux disparités en matière d'accès à l'emploi. En outre, et c'est le principal argument à l'encontre de l'allocation universelle, compte tenu de la place centrale qu'occupe le travail dans les processus de socialisation, rien ne prouve que l'attribution d'un revenu suffise à garantir l'intégration sociale. Quant à Annie Ratouis, chargée de mission au Commissariat général du Plan, elle estime que ce système est économiquement irréaliste : soit son niveau est suffisant pour permettre à une personne de vivre correctement et son coût est alors extrêmement élevé pour la collectivité, soit on se contente de distribuer les fonds affectés aux dispositifs actuels et son montant devient inférieur à celui des minima sociaux existants. Un obstacle de taille que ne contestent d'ailleurs pas les partisans les plus déterminés du revenu minimum inconditionnel pour lesquels celui-ci constitue plutôt une ligne d'horizon théorique.

L'inconditionnalité faible

On voit ainsi s'affirmer une troisième approche basée sur le principe d' « inconditionnalité faible », selon la définition d'Alain Caillé, sociologue, économiste et animateur de la revue du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS). Lequel se livre à une critique en règle du revenu minimum d'insertion. En effet, explique-t-il, « le RMI est fondé sur une injonction paradoxale négative dans la mesure où l'on incite les allocataires à chercher un travail qui n'existe pas. Il s'agit d'une fiction de contrat basée sur une insertion imaginaire. En outre, le RMI est un revenu précaire car révocable, du moins en théorie. Enfin, il n'est cumulable avec d'autres ressources que temporairement. »

D'où sa proposition de partir du RMI pour créer un revenu minimum sous condition de ressources (c'est-à-dire réservé aux personnes en difficulté), mais inconditionnel dans son principe tout en étant cumulable (et non substitutif) de plein droit avec d'autres ressources, du moins jusqu'à un certain plafond. Ce qui, techniquement, l'apparente à l'impôt négatif. L'objectif étant d'éviter les contradictions du RMI, en conservant un droit à l'insertion, et de contourner les principaux inconvénients des autres solutions. Cependant, précise le chercheur, la mise en place de ce dispositif doit impérativement s'accompagner d'une réduction du temps de travail et du développement d'un secteur d'économie solidaire. En outre, il s'agit d'intervenir sur le plan symbolique en dépassant le registre du « donnant-donnant ». C'est-à-dire en réaffirmant « l'appartenance des exclus et des'inclus" à un monde commun ». Encore faut-il réussir à fixer le montant de ce « revenu de citoyenneté ». S'il est trop faible, la situation des exclus ne change pas. Mais s'il est trop élevé, non seulement il coûte cher à la collectivité mais, en outre, il se rapproche dangereusement du SMIC, risquant ainsi d'enfermer les plus pauvres dans la « trappe de l'exclusion » en les dissuadant de rechercher une activité. Pour l'heure, Alain Caillé propose un revenu minimum fixé à 1/2 SMIC, soit environ 2 500 F. Ce qui, estime-t-il, avec le mécanisme d'intéressement, permettrait à des personnes en situation précaire d'obtenir au bout du compte un revenu à peu près décent.

Au final, aucun système ne parvient véritablement à résoudre l'impossible équation d'un revenu minimum qui ne serait ni stigmatisant, ni désincitatif au travail,  ni trop onéreux, ni synonyme d'une précarisation accrue des salariés, ni symbole de la bonne conscience des plus aisés. La plupart des chercheurs sont d'ailleurs au fait de cette faiblesse. Néanmoins, face au caractère irréversible des mutations en cours, à l'absence de véritables alternatives en matière de politiques sociales et à la montée inquiétante du workfare dans les pays anglo-saxons, un certain nombre d'entre eux ont décidé de se regrouper au sein de l'Association européenne pour une économie et une citoyenneté plurielle (7). Comptant, actuellement, une centaine de chercheurs, de hauts fonctionnaires et de responsables politiques, celle-ci prône, dans l'immédiat, l'instauration d'un revenu minimum inconditionnel « faible » en lien avec une réduction du temps de travail et le développement d'une économie « plurielle et solidaire ».

Jérôme Vachon

L'EXEMPLE HOLLANDAIS

Aux Pays-Bas, le régime de sécurité sociale comporte plusieurs branches concernant la maladie, le chômage et la vieillesse. Ainsi, pour la prise en charge des chômeurs, on trouve d'abord la Werkloosheidswet, ou loi sur l'assurance chômage, qui garantit, pendant six mois, des allocations égales à 70 % de la rémunération minimale. Lorsque ce régime n'est pas ou plus applicable, la principale prestation relève de la Algemene Bijstandswet, ou loi générale sur l'aide sociale. Celle-ci stipule que toute personne ne percevant pas « le minimum de moyens d'existence » peut prétendre à une aide : 50 % de la rémunération nette minimale pour les isolés, 70 % pour les parents seuls et 100 % pour les conjoints et cohabitants. Une majoration est cependant possible, pour les isolés et les parents isolés, lorsque la somme normalement allouée n'est pas suffisante pour subvenir à leurs besoins. Quiconque perçoit cette aide doit accepter un  « travail convenable rémunéré ». Seuls les parents ayant des enfants de moins de 5 ans et les chômeurs âgés de 57 ans et demi peuvent en être dispensés. Source : Ambassade des Pays-Bas.

Notes

(1)  Voir ce numéro.

(2)  Source : Vers une économie plurielle - Guy Aznar, Alain Caillé, Jean-Louis Laville, Jacques Robin, Roger Sue - Ed. Syros - 85 F.

(3)  Ed. La Découverte - 1991.

(4)  Généralement présentées comme des échecs, les expérimentations de l'impôt négatif auraient, en réalité, abouti à des résultats plutôt encourageants. Il semblerait, notamment, que l'instauration d'un revenu minimum de ce type (cumulable et dégressif) n'engendre pas de désincitation au travail. Voir la contribution de Mark Anspach dans le n° 7 de la Revue du MAUSS semestrielle, intitulée : « Vers un revenu minimum inconditionnel ? »  - 195 F.

(5)  Voir ASH n° 1939 du 8-09-95.

(6)  Voir ASH n° 2013 du 7-03-97.

(7)  AECEP : 21, boulevard de Grenelle - 75015 Paris.

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