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Le travail social dans la tourmente

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Le pays souffre. Cette souffrance née de la crise, les travailleurs sociaux la reçoivent de plein fouet, eux qui sont en première ligne. Qu'un malaise en résulte pour la profession est compréhensible. Qu'elle s'interroge sur les conditions de son exercice, aujourd'hui et pour demain, afin d'ajuster le plus efficacement possible l'action à la demande sociale, témoigne de sa pugnacité et de sa lucidité.

Les travailleurs sociaux, plus que jamais indispensables en cette période difficile, traversent une crise identitaire. Découragés parfois de voir le désarroi économique faire barrage à leurs efforts, peu désireux de se transformer en simples « béquilles » pour des politiques désemparées, ils se sont attachés à une redéfinition de leur profil. Ce dont le colloque d'Aix-en-Provence a témoigné avec force (1). Thème de ces journées réunissant un grand nombre de participants, investis de missions diverses couvrant tout le champ du travail social, certains œuvrant à la base, d'autres exerçant des responsabilités de haut niveau : évolution des métiers, évolution des qualifications dans le secteur social. Un colloque qui, à défaut évidemment d'apporter des réponses toutes faites aux questions des professionnels, a souligné le souci d'interroger les modalités de leurs pratiques face aux bouleversements socio-économiques  et celui d'en finir avec les résistances au changement et des modalités d'action obsolètes pour entrer dans une ère d'innovation et de créativité.

Des populations à la dérive

Dans un contexte angoissant de fragilisation du tissu socio-économique, d'extension de la précarité, alors que de plus en plus de gens se trouvent rejetés à la marge, menacés ou atteints d'exclusion, l'action sociale se voit assigner un rôle qui déborde largement celui de régulation des dysfonctionnements, de colmatage des inégalités qui lui avait été dévolu après 1945. Certes les catégories « classiques » du malheur subsistent :il y a toujours des handicapés (sensoriels, moteurs, intellectuels), des enfants autistes, des cas de maltraitance, des personnes âgées impotentes, des immigrés en désarroi, des très pauvres, etc. Ils constituent la clientèle de base du travail social et alimentent aux yeux du public une certaine vision de l'aide charitable héritée du passé qui ne rend pas compte des exigences actuelles de la profession. Vision restrictive à laquelle les intervenants ne peuvent plus adhérer. Car les données du problème ont changé. La profondeur de la crise économique dévoile un paysage labouré de failles dont le livre de Pierre Bourdieu La misère en France a exploré l'étendue et la complexité. Parler de fracture sociale n'est pas impropre si l'on entend par là une société cassée, déstabilisée. Mais l'expression ne saurait plus signifier une ligne de partage entre les relégués et les autres, assurés de demeurer des membres bien intégrés au corps social. Qui peut se vanter aujourd'hui d'être à l'abri ? L'inquiétude gagne du terrain. La menace de l'exclusion, c'est, bien sûr, le lot du jeune à la sortie de l'école, ballotté de stage en stage, celle de l'étudiant diplômé qui n'a pas de certitude de trouver un emploi. Mais, c'est aussi bien celle du cadre quinquagénaire qui voit se profiler la menace d'un licenciement. Le passage à la limite, le rejet radical, l'image la plus frappante nous en est offerte par la personne sans domicile fixe avec sa triple blessure : perte de l'emploi, du domicile et souvent du compagnon ou de la compagne de vie. Rupture avec le monde du travail, avec la communauté d'appartenance, avec les proches. Désaffiliation massive qui détruit l'image de soi, l'identité. Un désastre global qui ne peut être géré seulement en termes de réinsertion par l'économique. Quand l'assurance par le travail se dérobe, quand l'activité productrice a cessé d'être une valeur fondatrice face à la dictature du marché financier, sur quoi asseoir la maîtrise de la politique économique et sociale ?Les contrats d'insertion du RMI, devenus mesure d'assistanat alors qu'ils visaient tout autre chose, sont à ce point significatifs d'une situation détériorée que l'on voit se dessiner, en proche perspective, le problème des enfants des bénéficiaires du RMI !

Une profession qui s'interroge

L'exclusion, dont la désolante persistance pourrait suggérer un phénomène pétrifié, est au contraire en perpétuelle mouvance  son « marché » est parcouru de flux incessants, il subit des poussées qui chassent vers l'extérieur les plus démunis. La population des relégués de longue durée qui dérivent de plus en plus loin d'une chance de récupération s'accroît. Tout comme celle des jeunes précaires en péril de basculer.

Confrontées à ces différentes figures du naufrage, patent ou prévisible, les exigences du travail social ont changé. Il y a 15 ans encore, des politiques sectorielles s'attaquaient à des handicaps identifiables que l'on pouvait essayer de traiter. Il ne s'agit plus aujourd'hui de prendre en charge le résiduel, les hors-système d'une société normative. On se trouve en face, d'une part, d'une massification du malaise et, d'autre part, d'une multiplication de cas relevant d'interventions individualisées. Comment situer le travail social dans cette configuration nouvelle ?

Une profession se définit par une structuration de règles, la reconnaissance d'un statut et d'un rôle pour ses membres. L'Insee propose une codification (où le travail social est difficile à situer), le métier met davantage l'accent sur le contenu des activités. Profession et métier impliquent l'existence de collectifs d'acteurs à qui l'on reconnaît des compétences acquises par des formations (validées ou non par un diplôme). Pour le travailleur social, ces compétences doivent assurer l'adéquation entre les objectifs et les moyens mis en œuvre pour les atteindre, et ce, de façon d'autant plus impérative que les mutations de la société le talonnent, l'obligeant à faire preuve de souplesse, d'inventivité, d'aptitude à opérer des transferts d'une situation à une autre, bref d'une adaptabilité constante. Un certain nombre de facteurs rendent cet exercice particulièrement délicat : un champ d'intervention polymorphe, aux contours parfois mal cernés, la prolifération des statuts des intervenants (15 diplômes et CAP créés par le ministère des Affaires sociales entre 1963 et 1995 !), des dispositifs non exempts d'interférences. Enfin une quantification des résultats inévitablement aléatoire. Le métier implique des règles que l'on pourrait appeler « règles d'en haut » obéissant à une double exigence éthique et institutionnelle, et des « règles d'en bas », celles du terrain, non écrites, génératrices de réponses novatrices. La dialectique entre ces deux types de règles structure toute l'action sociale.

Un impératif : la transversalité

La décentralisation a enlevé au pouvoir central la gestion globale de l'action sociale. Cette gestion s'exerce maintenant au plan des territoires, à proximité du politique, ce qui ne va pas toujours sans inconvénient. Si les élus locaux ont besoin des travailleurs sociaux, il arrive que leurs exigences ne soient pas en accord avec les visées fondamentales de la profession. Il faut élaborer des stratégies de négociation. Et ne pas demeurer isolé. L'obligation de collaborer avec des partenaires d'autres ministères ayant en charge les problèmes de la santé, de l'école, de la famille, du logement devient impérative, même si elle ne va pas toujours de soi. Plus question de corporatisme étroit ni de défense crispée de son pré carré. Le travail en réseau implique la capacité à admettre la compétence de l'autre si l'on ne veut pas voir la sienne propre mal reconnue. Dans cette confrontation, les travailleurs sociaux souffrent d'un certain nombre de handicaps : un statut pas toujours appuyé sur des diplômes valorisants (surtout aux niveaux de basse qualification), des profils professionnels qui peuvent apparaître à géométrie variable, une éthique que ne cautionne pas l'autorité d'un conseil comparable au Conseil de l'ordre des médecins, pas de hiérarchisations nettes comme celles de l'Education nationale. Face à ce défi, pour rendre leurs compétences légitimes, ils sont obligés d'affiner et de diversifier leurs modalités d'action, d'opérer des réajustements en fonction de demandes en mouvance, en quelque sorte de « réinventer » sans cesse leur métier.

Impossible pour les cadres et les responsables d'équipements d'ignorer la gestion de l'économie. Ils doivent être capables de monter des projets financiers, avec des budgets souvent précaires et tendus, des cofinancements complexes, d'évaluer les coûts par rapport aux résultats (sans soumettre le qualitatif à la dictature du quantitatif !), de s'initier à des logiques d'entreprise de type managérial, de recruter des collaborateurs qualifiés sans pour autant établir une ségrégation entre ceux qui gèrent et ceux qui « font ». Engagés dans l'exercice technique d'un pouvoir (partagé) qui oblige à des anticipations, sans perdre de vue cette fonction de veille attentive à la souffrance d'autrui et qui relève du « charismatique », à l'interface entre les pressions de l'environnement et le respect de l'éthique, la position des directeurs n'est pas toujours confortable.

Non plus que celle d'autres intervenants à d'autres étages de la profession. Les assistantes sociales, par exemple, pourtant protégées par un diplôme d'Etat, bac + 3, créé en 1932, naviguent dans une zone de fragilité accrue où le stress subi par leurs clients peut nécessiter une interférence de leur travail avec des services de psychiatrie. Le chevauchement des interventions et la multiplication d'acteurs insuffisamment identifiés peuvent créer des frictions : comment déterminer, pour ne citer que ce cas de figure, le territoire des éducateurs de jeunes enfants et celui des puéricultrices qui relèvent, elles, du ministère de la Santé ?

Se qualifier, se requalifier

En corrélation avec la nécessité de la transversalité, se pose le problème de la qualification et de la requalification. La première concerne bien entendu les fonctions les plus classiques. Mais il suffit de lire les offres d'emploi du secteur pour se convaincre qu'elle doit le plus souvent être associée à des formations complémentaires touchant au droit, à la gestion, à l'économie, aux fonctions d'encadrement, à la politique des quartiers, etc. L'accompagnement social se diversifie, touche à des milieux qui requièrent un élargissement des compétences ordinaires :s'occuper par exemple d'enfants autistes et préconiser des prises en charge alternées (institution, famille) implique une approche psychologique délicate.

Il faut repérer des techniques répondant à de nouvelles exigences du terrain. De nouveaux métiers voient le jour. Ainsi, le chef de projet en relation avec la politique urbaine devra être capable de présenter un plan aux décideurs... et de le « vendre ».

Créer des instances de pilotage, faire se rencontrer des travailleurs sociaux de qualification différente, s'orienter vers des profils professionnels décloisonnés et une double culture permettant de jeter des passerelles vers d'autres intervenants, tels sont les impératifs pour demain.

Paule Paillet

Notes

(1)  16 et 17 novembre 1995 à l'instigation du Collège coopératif Provence-Alpes-Méditerranée et de l'Uriopss PACA (Union régionale interfédérale des organismes privés sanitaires et sociaux)  : 54, rue de Paradis - 13286 Marseille cedex 6 - Tél. 91.54.92.88.

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