Des Etats généraux du travail social en 2013, au Pacte des solidarités qui doit entrer en vigueur au 1er janvier 2024, tous les diagnostics ont pointé ces dix dernières années la crise persistante du secteur. Le Livre blanc du travail social, issu des travaux des groupes nationaux du Haut Conseil du travail social (HCTS), des comités locaux du travail social et des principales organisations, n’échappe pas à la règle.
Mais la nouveauté de ce document de 314 pages réside dans la prise en compte des conséquences de la crise sanitaire. Celle-ci « a mis en lumière la question centrale du travail et des conditions de travail, qui apparaît comme étant la cause majeure de la défection actuelle », écrivent les auteurs du rapport. « Pour agir sur le travail social, il faut donc ré-architecturer le travail. »
Le Livre blanc, assorti de constats et de recommandations, s’y attelle, soulignant la nécessité de repenser l’organisation et les conditions de travail mais aussi la conception et les pratiques du métier. Il se distingue également par ses réflexions sur la prise en compte du genre dans le travail social ou de la nécessaire transition écologique.
1. Retrouver l’attractivité des métiers et des organisations
Le constat. Si les professionnels restent fiers de leur métier, ils manifestent la difficulté de l’exercer correctement. Plus qu’une crise des métiers, s’exprime une critique du fonctionnement des institutions. En cause : la bureaucratisation, la fragmentation des activités, la mise en concurrence des acteurs ou encore l’opposition entre le quantitatif et le qualitatif…
Les préconisations
- Revaloriser, sans tarder, les salaires, qui ont connu une évolution très faible depuis le début des années 2000, sans rapport avec l’inflation. Pour revenir aux niveaux des rémunérations en vigueur avant la réforme des 35 heures, il est proposé d’introduire un mécanisme d’indexation du financement public en matière de rémunération, par exemple en se fondant sur l’augmentation moyenne du Smic des trois ou cinq dernières années. Il est également proposé de construire un cadre conventionnel plus lisible et équitable entre acteurs du public et du privé.
- Engager une concertation sur la question des ratios d’encadrement pour limiter le nombre maximum de personnes accompagnées par équivalent temps plein.
- Porter une attention particulière à l’articulation des temps personnels et professionnels et au développement des carrières.
- Investir dans l’amélioration de la qualité de vie et des conditions de travail et dans la prévention de la sinistralité.
- Passer du management par le chiffre à des organisations plus participatives. Il est suggéré de libérer des espaces et du temps pour développer le pouvoir d’agir des professionnels, autour de marges d’initiative et de créativité retrouvées.
- Réinterroger les modes de financement des structures. Il est ainsi proposé d’assouplir la logique d’appels à projets de plusieurs manières : en prévoyant la possibilité pour les acteurs locaux de répondre à des problématiques identifiées sur leur territoire à partir de budgets dédiés pour une réponse réactive et ciblée ; en pérennisant les actions lorsque l’expérimentation a démontré leur pertinence ; ou encore en prévoyant un accompagnement adapté pour soutenir la candidature aux appels à projets d’opérateurs n’ayant pas les moyens humains ou d’ingénierie suffisants.
- Développer les ressources et les démarches éthiques du travail social.
2. Retrouver le cœur des métiers et le pouvoir d’agir des professionnels
Le constat. La réponse sociale, en France, a privilégié l'approche individuelle. Or, « si ce modèle est un levier essentiel dans la prise en compte des personnes dans leur singularité, il atteint aussi ses limites », souligne le Livre blanc. « Les sujets du travail social sont désormais bien plus liés aux évolutions du corps social dans son ensemble, plutôt qu'à l'accident de parcours de certains individus. » Assignés à résoudre des problèmes dans l’urgence, au cas par cas et de manière curative, les travailleurs sociaux sont souvent confrontés à un sentiment d’impuissance.
Les préconisations
- Repenser l’accompagnement des personnes en réhabilitant la notion de temporalité et en distinguant quatre temps : celui de l’accueil, de l’écoute, de l’accompagnement et de la coopération. Il est proposé de séparer l’accès au droit – qui pourrait être réservé à des personnels socio-administratifs, dès lors qu’on prévoit leur montée en compétences – de l’accompagnement. Et pour le premier comme pour le second, la notion de « temps relationnel » pourrait être intégrée aux conventions d’objectifs et de gestion (COG) des organismes de protection sociale.
- Développer l’« aller vers ». Depuis la crise sanitaire, la démarche s’est diffusée au-delà des publics marginalisés. Elle permet « de renouer avec l’épaisseur et la continuité de la relation entre la professionnelle et la personne accompagnée et permet à la première de retrouver du sens et à la seconde un accès aux droits et à de nouvelles marges de manœuvre ».
- Sortir des impasses de l’aide individuelle en pensant des approches plus préventives et collectives. Comme le souligne le sociologue Serge Paugam, auditionné dans le cadre des travaux, il ne suffit pas de positionner le travail social comme une relation d’aide individuelle. Le travail social est également un travail sur le corps social, c’est-à-dire sur les dynamiques des liens qui se jouent dans les territoires. « Cette orientation implique d’articuler l’action individuelle et l’action territoriale (…), en s’appuyant sur la mobilisation des personnes accompagnées et, plus largement, de l’ensemble des habitants et des ressources dans un territoire donné. »
- Favoriser le pouvoir d’agir des public accompagnés. Cela passe par la nécessité de former les professionnels, d’encourager la co-formation, de développer des espaces de délibération collectifs avec les personnes accompagnées et les acteurs concernés au sein des organisations. Cela passe encore par la création d’un statut juridique pour les « experts du vécu », voire par la création d’un label « empreinte de la participation ».
- Déconstruire les stéréotypes de genre en déployant des formations et des recherches sur le sujet, et en mettant à distance une approche essentialiste des rôles sociaux basés sur le masculin et le féminin. Auditionné avant son décès le 5 septembre dernier, le sociologue Marc Bessin parlait d’un « ordre du genre », « dans lequel un homme agirait à partir de lui-même, quand une femme agirait en fonction des autres, ce qui la conduirait "naturellement" vers les métiers de l’accompagnement, du lien et du care ». Au-delà du manque de mixité – neuf professionnelles sur dix sont des femmes –, cet « ordre du genre » conduit à dévaloriser les compétences mobilisées par le travail social et les métiers du care.
3. Susciter l’intérêt, notamment des plus jeunes, pour les métiers
Le constat. Alors que les besoins de main-d’œuvre sont déjà criants, le vieillissement important des acteurs du secteur va engendrer une vague de départs à la retraite dans les années à venir. Il s’agit donc d’attirer et de former une nouvelle génération de travailleurs sociaux. Comment donner l’envie, au-delà des stéréotypes de genre et des représentations sur l’aspect vocationnel des métiers, de s’engager dans les professions de l’accompagnement social ?
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Les préconisations
- Organiser la communication autour des métiers du social en diffusant une information claire et accessible sur les emplois et les trajectoires possibles auprès des acteurs de l’orientation. Il est également suggéré d’utiliser des médias attractifs comme les jeux vidéo et les séries humoristiques.
- Rendre la formation initiale et continue plus attractive. Avec pour préalable la nécessité de créer un observatoire des emplois et des compétences pour répondre aux enjeux de lisibilité et de structuration du paysage des certifications professionnelles.
- Initier les étudiants en travail social à la participation, en co-formation avec des personnes concernées.
- Structurer un écosystème de recherche et créer une discipline universitaire avec un doctorat en travail social.
- Améliorer les relations entre le monde professionnel et les établissements de formation en travail social. Parmi les pistes envisagées : renforcer l’accueil et l’accompagnement des nouveaux stagiaires et des apprentis, développer les formations en alternance, etc.
4. Penser les transitions numériques, démographiques et écologiques
Le constat. Au-delà des réponses de court terme, le travail social doit anticiper les transitions pour « sortir du système de la réparation et du traitement dans l’urgence ». Premier défi : le numérique. Il constitue un levier pour améliorer la performance des services et les conditions de travail. A condition que la dématérialisation n’éloigne pas davantage les personnes vulnérables.
Deuxième défi : penser la transition inclusive et démographique. Dans une perspective préventive plus que protectrice, les missions du travail social sont amenées à agir sur l’environnement des personnes. Elles devront s’adapter au virage domiciliaire.
Enfin, dernier défi : la transition écologique. Parce que les plus modestes sont les plus durement touchés par le dérèglement climatique, mettre en convergence les politiques de solidarité et les politiques environnementales constitue un enjeu majeur.
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Les préconisations
- Profiter des potentialités de la transition numérique. Les travailleurs sociaux passent de plus en plus de temps à renseigner des indicateurs. Si elles se révèlent essentielles au pilotage des politiques publiques, ces activités sont considérées comme chronophages et peu porteuses de sens. Il est proposé d’investir dans des systèmes d’informations de partage de données, conçus dans un cadre éthique, pour soutenir le principe « dites-le-nous une fois ». Autre dimension à anticiper : le développement de l’intelligence artificielle. Si elle peut aider les services sociaux à identifier les potentiels bénéficiaires ou à prendre des décisions d’aller vers eux, ces technologies doivent être encadrées juridiquement et éthiquement. Il est préconisé une étude d’impact anticipant son utilisation dans les pratiques en travail social. La révolution numérique ne doit pas occulter la nécessité de maintenir des guichets « physiques » pour répondre aux difficultés d’une population en manque d’inclusion numérique.
- Anticiper le virage domiciliaire en ralentissant, par une approche préventive, l'entrée dans la perte d'autonomie, puis en l'accompagnant en respectant les choix de la personne. Deux enjeux majeurs sont identifiés : adapter les logements et mettre en place des réponses à l’augmentation très importante des personnes dépendantes : solvabilisation des intéressés, augmentation de l’offre d’établissements et de services, recrutement significatif de professionnels supplémentaires…
- Investir la transition écologique en documentant ses impacts sur la population la plus vulnérable et en évaluant l’impact carbone des activités du secteur. Il est suggéré d’intégrer les données environnementales comme des facteurs de vulnérabilité sociale. Et de développer des actions communes avec le secteur de l’économie sociale et solidaire, plus en avance sur le sujet. Enfin, la formation en travail social est considérée comme un levier stratégique dans l’appropriation d’une culture écologique, notamment sous l’angle de l’injustice environnementale.
Fruit d’un an de travail, le programme de ce Livre blanc est ambitieux. Reste à savoir quelle traduction il trouvera auprès du gouvernement. Pour qu'il ne soit pas un énième rapport. Un signe : « C’est maintenant à nous de nous emparer de vos propositions », a déclaré Aurore Bergé, la ministre des Solidarités, lors de la remise du document.
>>> Le PDF en intégralité du Livre blanc du travail social