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« Le féminicide est un crime de propriétaire »

Christelle Taraud

Féministe, spécialiste du genre et des sexualités en contexte colonial, Christelle Taraud enseigne aux universités de Paris, de Columbia et de New York. Auteure de plusieurs ouvrages, elle a dirigé Féminicides. Une histoire mondiale (éd. La Découverte, 2022).

Crédit photo Charlotte Krebs
En France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son ex-conjoint. Mais les féminicides ne relèvent pas uniquement de la sphère privée. En témoigne le livre remarquable dirigé par Christelle Taraud, qui démontre qu’ils sont aussi des « crimes » de masse.

ASH - De quelle époque datent les premiers meurtres de femmes ?

Christelle Taraud : Ils remontent à l’origine de l’espèce humaine et interrogent sur la très longue durée généalogie de ces violences, ce qui expliquerait en partie pourquoi elles sont si difficiles à éradiquer. Pendant des siècles, voire des millénaires, elles ont été banalisées, indiscutées, impunies. Il a fallu attendre l’émancipation des femmes dans les années 1970 et leur accès accru à l’université pour que des chercheuses remettent en cause certaines théories établies par des savants du XIXe siècle globalement assez misogynes. Les femmes ont notamment commencé à s’intéresser à la Préhistoire et à se demander s’il a existé ou non sur la planète des sociétés matriarcales. Force est de constater qu’il n’y en a pas eu beaucoup. Le patriarcat s’est installé très tôt, probablement dès le Paléolithique, bien que les sociétés de chasseurs-cueilleurs sans être égalitaires, étaient sans doute plus complémentaire. A partir du Néolithique, les hommes ont accaparé tous les pouvoirs. Les femmes sont devenues, au fil du temps, leurs extensions, avec des périodes de violences aigües qui s’apparentent aux féminicides que nous connaissons aujourd’hui. Le meurtre de femmes est un crime de possession d’abord, de propriétaire ensuite. Il peut être le fait d’un époux ne supportant pas d’être quitté, d’un père, d’un frère ou d’un cousin, quand elles sont supposées porter atteinte à l’« honneur » d’une famille, d’une communauté, d’une nation… Les femmes ne sont pas pensées comme des individus propres. Les tuer, c’est réaffirmer leur domination sur elles.

Pourquoi considérez-vous que la définition du féminicide en France est trop restrictive ?

C’est un système d’écrasement du féminin qui dépasse le fait de tuer. Les violences faites aux femmes constituent un agrégat très diversifié. Elles ne sont pas toujours physiques mais aussi psychologiques avec l’installation d’un véritable régime de terreur, des agressions parfois inconscientes, symboliques, qui affectent les femmes de leur naissance à leur mort. Parfois même avant qu’elles naissent : dans la seconde moitié du XXe siècle, 200 millions de filles ont été tuées, soit in utero en Inde, soit par infanticides en Chine, dans le cadre de la politique de l’enfant unique. En cas de crises, c’est aussi d’elles dont on se débarrasse. Le féminicide est donc un crime total, qui ne se limite pas à la sphère individuelle. Il est aussi collectif. D’où la nécessité de compter autrement. Dans les féminicides, on ne recense pas l’anéantissement des femmes dans l’histoire intellectuelle ou artistique, ni la masculinisation de la langue française, qui était beaucoup plus neutre à l’époque médiévale. Ni les victimes de la culture de d’inceste et du viol, majoritairement féminines, au prétexte qu’elles ne sont pas mortes. C’est pourquoi, je préfère parler de « continuum féminicidaire ». Car le crime de genre est souvent corrélé à des inégalités touchant à la classe sociale, à la race, à la religion, à l’orientation sexuelle, à l’âge, au validisme, etc. C’est un crime de masse, sociétal.

D’où vient le mot « féminicide » ?

Il tire son origine du mot « fémicide », forgé par la sociologue états-unienne Diane E. H. Russell en 1976, dans le cadre du premier tribunal international des crimes contre les femmes, pour désigner le « meurtre misogyne d’une femme par des hommes ». Puis c’est l’anthropologue et femme politique mexicaine Marcela Lagarde qui, en 1994, a popularisé le concept de « feminicidio » pour qualifier l’exploitation sexuelle et le meurtre de 137 femmes et adolescentes à Ciudad Juárez, ville de sous-traitance à la frontière du Mexique et des Etats-Unis. Cette nouvelle caractérisation propose une grille d’analyse qui dépasse la relation victime-auteur tout en tenant compte des structures systémiques et du rôle de l’Etat qui rendent possible la violence contre les femmes. Le problème est que cette histoire a toujours été relativisée. Avant, tous les grands historiographes étaient des hommes. Le silence de l’histoire à propos des femmes, pour reprendre la belle expression de l’historienne Michèle Perrot, s’est alors imposé et perdure encore sous de nombreuses formes.

Vous rapprochez le continuum féminicidaire du processus génocidaire. Qu’ont-ils en commun ?

Les attaques identitaires sont au cœur des génocides, avec la destruction comme finalité. Or, dans l’histoire de l’humanité, plusieurs épisodes de violences extrêmes contre les femmes ont eu lieu, le plus connu étant celui des « chasses aux sorcières ». Crime de masse à tendance gynécidaire ou génocidaire, les chasses font l’objet d’une relecture par un certain nombre de chercheuses, notamment en Espagne et en Norvège. Les chasses aux sorcières vont de pair avec la mise en place de sociétés de plus en plus misogynes, particulièrement en Europe, dans lesquelles les femmes sont considérées comme la « pire espèce ». Au XVIIe siècle, les « sorcières » représentaient les filles jugées inassimilables au regard du nouveau modèle de féminité qui se développait et qui en faisait définitivement le sexe faible, dominé, exploité, chosifié… Au nom de cette idéologie, entre 200 000 et 500 000 femmes au minimum ont été supprimées. Parallèlement, une politique de domestication a contraint les femmes à accepter ce modèle qui les infériorisait mais qui était, simultanément, leur seule possibilité de survie.

Vous espérez, écrivez-vous, que ce livre soit un outil de résistance…

L’objectif de ce livre collectif est de faire un bilan en 2022 de ce qui constitue ce continuum féminicidaire, et de provoquer une prise de conscience. Nous avons posé des actes à travers une convergence d’expertises très diverses, associant des scientifiques, des militantes, des journalistes, des artistes, des survivantes et leurs proches… C’est un outil de résistance dans le sens où, dans notre habitus culturel, nous avons été acclimaté.e.s à la violence faite aux femmes. Aujourd’hui, on entend encore dans les tribunaux jugeant des féminicides que la victime est coupable et que le coupable est la victime. Autrement dit, elle est innocente mais il a le droit de la tuer. Cet ouvrage vise à faire comprendre aussi qu’il s’agit d’un crime sociétal planétaire et que l’urgence est aussi importante que celle qui concerne la crise climatique. Les deux choses sont liées : la masculinité hégémonique qui a pris le contrôle de notre espèce et de notre espace de vie a conduit l’humanité au point où elle en est. Les filles n’ont pas été socialisées comme les garçons, et cette expertise féminine peut permettre de changer de paradigme. Au travers, notamment, de la sororité, du pragmatisme dont les femmes font preuve, d’un mode de relation plus horizontal que celui des hommes, elles peuvent être des vecteurs puissants de transformation de la société. C’est une question politique. Car moins il y a d’égalité entre les hommes et les femmes, plus il y a de violences contre les femmes.

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