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La psychiatrie malade de sens

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Le 11 mars se sont achevées les IIIe rencontres de la psychiatrie. L'occasion pour l'un des organisateurs, Bernard Jolivet, psychiatre (1), de dénoncer « le pourrissement » de cette discipline. Et de réclamer un discours politique fort.

ASH  : Quel état des lieux dressez-vous aujourd'hui de la psychiatrie ? Bernard Jolivet : On assiste à un pourrissement progressif de la situation. Il y a, en effet, un véritable malaise de la psychiatrie lié à la fois à la place qu'elle occupe au sein de la politique de santé publique, et qui semble se rétrécir d'année en année, mais également à son organisation. C'est ainsi que certains concepts, particulièrement au niveau du service public, datent de plus de 40 ans. En fait, le passage de la psychiatrie du XIXe siècle à celle du XXe siècle a été difficile. En remettant en question les anciens hôpitaux psychiatriques et donc les asiles, on a « involontairement » quasiment détruit l'image de la psychiatrie, sans pour autant la remplacer par une autre. Et surtout, sans promouvoir en compensation une doctrine suffisamment forte. ASH  : La création du secteur psychiatrique était pourtant porteuse de grands espoirs ? B. J. : C'est vrai, mais la conceptualisation du secteur s'est faite au cours des années 50, en période de pleine expansion. Or, les différents chocs sociaux, économiques et les restrictions qui ont suivi ont rendu sa progression quantitative et qualitative impossible. D'autant que faire de la psychiatrie de proximité, créer les institutions nécessaires un peu partout, être disponible à la population nécessitent d'importants moyens. Lesquels non seulement n'ont pas été donnés mais sont en baisse. Les rapports de Gérard Massé en 1992 et celui du Conseil économique et social en juillet dernier ont d'ailleurs bien montré les difficultés du secteur public (2). Mais contrairement à ce que laissent entendre bon nombre de discours, la psychiatrie ne saurait se réduire aux seules misères de celui-ci. Il y a aussi les psychiatres libéraux en nombre beaucoup plus important que leurs collègues du public, les cliniques privées et les associations. C'est tout cet ensemble qui est concerné. Et, malgré tous les rapports sur le sujet et les discours des ministres successifs, la situation ne fait que s'aggraver. Aujourd'hui, la coupe est pleine. ASH  : Ce congrès est donc un cri d'alarme. Qu'attendez-vous du gouvernement ? B. J. : Nous attendons d'abord qu'il définisse clairement une politique de santé mentale, que l'on sorte du rafistolage et des rustines comme on l'a fait jusqu'à présent. Car les intervenants en psychiatrie ont besoin aujourd'hui de retrouver un sens à leur action. Corrélativement, nous demandons une réorganisation du système de soins  le maintien de la politique de secteur, mais en la réformant en profondeur. Nous sommes nombreux à penser qu'un centre de santé mentale, conçu comme un établissement public autonome, serait nécessaire. Doté d'une organisation propre et diversifiée, il entretiendrait des liens avec le secteur associatif - qui apparaît aujourd'hui comme un parent pauvre ou un bouche-trou des insuffisances du système -et le secteur libéral. C'est dans cette trilogie que nous attendons une réforme. ASH  : Réclamez-vous également des moyens financiers supplémentaires ? B. J. : Bien sûr, mais ne rêvons pas. Ce qui importe dans l'immédiat, c'est de revoir l'organisation en profondeur et de faire avec ce que l'on a. A condition que les moyens donnés ne soient pas « détournés » au profit d'autres spécialités médicales. Aujourd'hui, quand une somme X est donnée à un directeur d'agence régionale d'hospitalisation ou d'établissement, celui-ci a tendance à faire passer le scanner ou l'IRM avant la psychiatrie. D'autant que 60 % des secteurs sont à l'hôpital général ! Nous réclamons donc que, lors du vote par l'Assemblée nationale du budget santé, il y ait un budget spécifique santé mentale. ASH  : Mais la psychiatrie n'a-t-elle pas également à se remettre en cause ? La politique de secteur ne doit-elle pas s'ouvrir davantage pour aller au-devant des personnes à la rue et développer « un ensemble de réponses en réseau » comme l'invitait le rapport Patris (3)  ? B. J. : La réorganisation de fond du système, comme je le préconise, doit permettre une plus grande souplesse et ouverture aux productions pathologiques de la société qui vont aller en s'accroissant. Pour moi, le point central, c'est ce centre de santé mentale autonome. Après on peut travailler en réseau. Ce mot est d'ailleurs bien galvaudé et l'on ne sait pas toujours ce qu'il recouvre. Quoi qu'il en soit, dire que les psychiatres doivent créer leur propre réseau, je ne suis pas d'accord. L'initiative doit venir du social, des municipalités, des associations... Le psychiatre propose sa technicité, y participe en tant que citoyen, mais il n'est plus le maître d'œuvre. ASH  : Que voulez-vous dire ? B. J. : Du fait d'une certaine idéologie et encouragés par l'esprit initial du secteur, certains psychiatres ont pensé qu'ils pouvaient accompagner le malade de la naissance jusqu'à la mort. Et qu'il leur fallait organiser un social spécifique : logement, travail, loisirs, etc. Une telle attitude a pour conséquence que le collectif social, la société civile se désintéresse du sort des sujets en cause en toute bonne conscience. On s'étonne ensuite que l'image de la psychiatrie n'évolue pas ! Il faut remobiliser la solidarité et le partage des responsabilités quelles que soient les résistances. Le sujet citoyen, même malade, ne doit pas échapper aux responsabilités collectives. ASH  : Justement, l'apparition de la souffrance psychique chez les personnes exclues a mis en évidence les difficultés du dialogue entre les intervenants de psychiatrie et les intervenants sociaux. B. J. : Vous savez, quand vous avez sur vous un habit étriqué, vos mouvements sont difficiles et votre humeur s'en ressent. Le service public s'il est mal à l'aise, si les moyens sont mal utilisés, s'il manque de personnel, n'attendez pas de lui qu'il se mette à sourire. Ces difficultés tiennent aussi à la crise identitaire vécue par les intervenants en psychiatrie que l'on peut d'ailleurs mettre en parallèle avec celle des travailleurs sociaux. Mais en deçà, il y a aussi un problème de formation. On ne peut pas dire que le monde psychiatrique soit formé comme il le faut à ces nouvelles pathologies. Et cela vaut aussi pour le social. ASH  : Les psychiatres s'abritent souvent derrière le fait qu'ils veulent éviter une « psychiatrisation » de la misère. B. J. : Ils ont raison. La souffrance psychique est une chose que nous connaissons tous, elle fait partie de la vie. Et elle n'est pas nécessairement pathologique. Aussi, dire que la souffrance psychique entraîne aussitôt le recours aux psychiatres est excessif. S'ils deviennent les gourous auxquels on s'adresse pour, à travers un individu, résoudre les problèmes de société, ils sortent de leurs compétences. Et à vouloir répondre à tout prix, ils risquent le ridicule. Les psychiatres ont raison de se méfier du rôle de régulateurs qu'on voudrait leur voir jouer. ASH  : A partir de quel moment cette souffrance psychique relève-t-elle de la psychiatrie ? B. J. : Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la « décision » est du ressort du sujet. La souffrance est une expression subjective, variable, peu quantifiable, diverse dans ses origines et qui, en plus, met en cause la propre subjectivité de celui qui la reçoit. S'il y a conflit entre les psychiatres et les travailleurs sociaux, cette « décision » du sujet est toujours problématique et sujette à contradictions. Mais ce que je voudrais préciser, c'est que les travailleurs sociaux demandent très souvent une information au psychiatre :qu'est-ce que vous pensez de telle personne ? Cette information, si elle est donnée, peut avoir des effets nuls ou carrément pervers, faute pour le travailleur social de connaître le contexte et faute de dialogue commun. En effet si le psychiatre répond à l'intervenant social qu'il s'agit d'un schizophrène délirant, que va-t-il faire de cette information : s'abriter derrière, renvoyer sur le secteur ? Par contre, si l'intervenant travaille réellement avec l'équipe de psychiatrie, il va peu à peu lui-même se faire une idée. C'est l'assimilation de l'information psy qui est le problème fondamental du travailleur social. On en revient donc à cette fameuse collaboration sur laquelle on bute actuellement, faute d'une réorganisation en profondeur du système. ASH : Quelle est la finalité de la psychiatrie dans une société débordée par l'exclusion ? B. J. : Le sens de la psychiatrie c'est avant tout de s'occuper d'un sujet souffrant et d'être au service d'un individu. C'est le vif du sujet qui est en question dans un contexte donné. La montée de l'exclusion, la fragilisation, le manque de perspectives, l'insécurisation croissante peuvent créer une souffrance, déséquilibrer et entraîner chez les plus fragiles des risques de décompensation d'ordre psychiatrique, c'est alors de notre ressort. Ce qui suppose d'ailleurs davantage de moyens et de souplesse qu'actuellement. Mais à côté du soin, la psychiatrie a également une fonction de veille, de vigie des phénomènes sociaux. Et elle doit sans doute être plus sensible, plus disponible à ceux-ci, non pour les prendre en charge, mais pour assurer en même temps son rôle citoyen et son rôle technique. ASH : Le rapport du Conseil économique et social souligne également l'absence de prévention des troubles psychiques. B. J. : La prévention primaire est, dans notre domaine, une incantation, utile certes, mais une incantation. Comment voulez-vous, alors qu'on connaît mal les maladies mentales, les prévenir ? On ne peut prévenir que ce qu'on connaît bien. On fait des approches : on parle de populations à risque, on dit que la misère est productrice de certaines pathologies... Mais ce ne sont que des discours. La prévention primaire en psychiatrie, il faut y penser mais cela n'existe pas. Une politique de prévention des troubles psychiques, ce serait une politique du bonheur ! Propos recueillis par Isabelle Sarazin

VERS UNE RÉFORME DU SECTEUR PSYCHIATRIQUE ?

« Si des soignants en psychiatrie doivent participer à la prise en charge des pathologies de la précarité, la réponse doit être politique avant d'être psychiatrique », a indiqué, le 9 mars, lors des rencontres de la psychiatrie, Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé, renvoyant sur ce point au programme de prévention et de lutte contre les exclusions (4). Celui-ci a déploré que depuis 1992, malgré les 9 groupes de travail pilotés par le ministère, les 11 rapports de l'IGAS, du Conseil économique et social et d'experts, et les 5 enquêtes épidémiologiques, aucun débat public sur la psychiatrie n'ait eu lieu (5). Soulignant que 15 à 20 % des Français sont aujourd'hui concernés par ce sujet, le secrétaire d'Etat a insisté sur la nécessité de définir une politique de santé mentale articulée autour de l'offre de soins et de la prévention « des risques d'atteinte au bien-être psychique des individus ». Ainsi, l'organisation des soins doit-elle être « conceptualisée » en distinguant les soins curatifs (qui exigent d'aller « au-devant des exclus » ) des soins de réadaptation (visant à rétablir plus particulièrement le lien social) qu'il convient de « renforcer ». Par ailleurs, il faut mener « une réflexion approfondie » sur la politique de prévention. Mais surtout, soulignant les faiblesses du secteur psychiatrique dont l'accès reste difficile, Bernard Kouchner s'est engagé à organiser, le 10 octobre, lors de la journée mondiale de la santé mentale, une réunion de travail avec les professionnels afin de réfléchir aux propositions de création d'un établissement public de secteur autonome. Le secteur devant « impérativement » travailler en réseau avec le système libéral et les associations. Evoquant « l'avancée » que constitue la participation des usagers au conseil d'administration des hôpitaux, le secrétaire d'Etat souhaite aller plus loin en modifiant la loi du 27 juin 1990 à partir des propositions du rapport d'Hélène Strohl (6). Enfin, il s'est engagé, sans toutefois plus de précisions, à « préserver les moyens psychiatriques nécessaires aux besoins des populations » et à « éviter leur dilution ». Reconnaissant notamment que si la psychiatrie infanto- juvénile est « exemplaire », ses moyens humains et financiers sont « dérisoires ».

Notes

(1)  Egalement psychanalyste et président d'honneur de la Fédération Croix-Marine.

(2)  Pour le rapport Massé sur l'avenir de la psychiatrie, voir ASH n° 1809 du 4-12-92 et pour le projet d'avis du CES sur « la prévention et les soins des maladies mentales » de Pierre Joly, voir ASH n° 2030 du 4-07-97.

(3)  Réalisé en juin 1996 par le groupe de travail « Psychiatrie et grande exclusion », voir ASH n° 1980 du 21-06-96.

(4)  Voir ASH n° 2061 du 6-03-98 à 17.

(5)  Le secrétaire d'Etat s'est d'ailleurs engagé à publier ces travaux.

(6)  Voir ASH n° 2009 du 7-02-97.

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