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Une formatrice pair qui se rêve en « anti-modèle »

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Ayant toujours vécu en milieu ordinaire en dépit de son handicap, Julia Boivin use de sa faconde et de son sens de la formule pour rendre visibles ceux qui vivent en institution. L’expertise d’usage comme passeport pour la citoyenneté.

Elle ambitionne d’être un « anti-modèle ». Chantre de l’autodétermination et de la valorisation des compétences expérientielles au bénéfice des personnes en situation de handicap, Julia Boivin – elle-même atteinte de paralysie cérébrale – reste étonnée par l’audience qu’on lui accorde. Un engouement né de ses qualités d’oratrice – indéniables – et d’un air du temps propice à l’empowerment de ceux qui, d’ordinaire, ne sont pas écoutés. Mais sa relative notoriété est aussi le signe d’une époque qui se cherche des incarnations pour faire bouger les lignes. Pas toujours à l’aise dans ce costume de héraut (ses copines féministes préféreraient héraldesse) ou d’héroïne, la jeune femme s’y prête avec ce qu’il faut de décalage rieur, de distance ironique, pour que son activité professionnelle ne vienne pas trop grignoter sa sphère intime.

Bavarde et enjouée, la jeune trentenaire sait se montrer farouche lorsqu’un interlocuteur tente de s’immiscer sur ce terrain. Ou bien lorsqu’on la tutoie d’emblée. Ou encore quand certains quidams condescendants ne jugent pas utile de la présenter avec son patronyme. « Travailler à partir de ce que l’on est pose plein de questions. Au fur et à mesure, je mets de moins en moins de moi dans mes interventions. Mes anecdotes sont devenues des outils de formation. Elles sont moins chargées émotionnellement. Mais il reste toujours cette représentation de la fille handicapée qui raconte sa vie. » L’analyse est livrée avec ce ton un tantinet sarcastique que Julia a appris, parfois à ses dépens, auprès de ses deux sœurs aînées. Mais derrière le verbe haut et la dent à l’occasion dure, on sent une certaine lassitude. « J’aimerais travailler autour de la question de la fatigue, sur son articulation avec le handicap et la rééducation. Il y a toujours cette injonction : “Il faut faire ceci, il faut faire cela”, mais ne pourrions-nous pas juste être ? »

Messages forts

Les limites étant posées, Julia Boivin concède bien volontiers la fierté d’avoir assisté, fin novembre, à l’aboutissement de l’un de ses projets : la remise des diplômes de la première promotion de l’« Académie des experts d’usage ». Conçue sous l’égide de la fondation Paralysie cérébrale France, elle rassemble pour le moment 14 personnes en situation de handicap, accompagnées par des établissements médico-sociaux (foyers d’accueil médicalisés ou maisons d’accueil spécialisées), ayant validé leur formation pour intervenir auprès des étudiants en école de travail social. « Quatre heures en présentiel, ça peut paraître court, mais ce sont des gens qui ne peuvent pas aller au-delà compte tenu de leurs troubles physiques et cognitifs. »

En qualité de formatrice, la jeune femme a permis aux nouvelles recrues de transformer leurs témoignages en messages forts, portant sur des thématiques précises. Les uns et les autres ne sont plus assujettis à un rôle de « bêtes curieuses », de simples « objets » de compassion : ils peuvent transmettre des connaissances, partager leur expérience sur l’accessibilité des transports, le droit au logement ou la posture d’accompagnement des professionnels. Le tout grâce à des anecdotes, tantôt dérangeantes, tantôt drôlatiques, qui donnent de la chair et du piquant pour marquer les esprits. Outre les éléments de langage et le storytelling permettant de capter l’attention, Julia Boivin a su leur insuffler une dose de confiance et de reconnaissance. Des sentiments plutôt exotiques pour des personnes d’ordinaire totalement invisibilisées derrière les murs de l’institution.

Ne pas parler à la place des autres

« Ce projet est né très exactement le 16 novembre 2017, lors du congrès de la fondation Paralysie cérébrale France, auquel j’ai assisté à Saint-Etienne. C’était l’une de mes premières interventions en tant que conférencière d’ailleurs. A la fin de mon discours, certains sont venus me remercier de dire tout haut ce qu’ils n’osaient pas exprimer eux-mêmes. Je me suis demandé ce qui bloquait… D’accord, je parle bien et j’articule à peu près pour qu’on me comprenne, mais moi je ne vis pas en établissement, je ne sais pas comment ça se passe et je ne suis pas représentative de la majorité des personnes accompagnées. Très vite, je me suis dit qu’il fallait inventer quelque chose pour leur donner la parole. »

Julia a le souci constant de ne pas parler à la place des autres. Notamment, parce qu’elle a détesté, tout au long de son adolescence, ne pas être écoutée par les professionnels. Avoir une voix, se sentir prise en compte, décider de sa vie – quitte à se planter – font partie de ses priorités. Même si pour elle, qui a toujours vécu en milieu ordinaire, cela n’a pas été un combat aussi difficile que pour des résidents de structures médico-sociales. Bonne élève, scolarisée de manière classique, « marchante », élevée dans une famille qui ne voyait pas d’obstacles à sa réussite, elle s’est longtemps dit : « Les handicapés, c’est les autres, moi ça va ! » Jusqu’au jour où la gamine de 14 ans subit une lourde opération des jambes, la laissant immobilisée pendant six mois en centre de rééducation. Le mythe de la « normalité » s’écroule.

Un colloque « Foutez-nous la paix ! »

Dans un rire en cascade, toujours pour garder une certaine distance, elle revient sur ce moment de bascule. « Même si ce type de centres n’ont rien à voir avec des lieux de vie, j’ai compris ce qu’était la dépendance. Et j’ai pris la mesure de sujets tels que le pouvoir d’agir. J’ai ressenti ce que c’est de voir sa liberté réduite, de perdre le contrôle sur son corps et, par ricochets, sur ce qu’on veut. » Un peu moins insouciante qu’avant, Julia Boivin arrive sans encombre au bac, littéraire, et se lance dans des études de philosophie « parce que j’avais un super prof, très beau qui plus est ! » Elle choisit ensuite un master 1 « Ethique et handicap » à la fac de médecine de Lyon et travaille comme hôtesse de caisse chez Décathlon pour payer ses études. Cette découverte singulière du salariat, combiné à un master 2 « Référent handicap », lui donnent l’envie de s’intéresser au monde de l’entreprise.

« Je suis partie avant que je ne tue l’un de mes clients ! Cinq ans derrière la caisse c’est beaucoup trop, surtout avec toutes les représentations sociales du handicap que ça génère… » La jeune femme est ensuite contactée par l’association Odynéo, dont les 35 établissements accueillent principalement des personnes concernées par le handicap neuromoteur, et où un poste est créé sur-mesure pour elle, autour des questions de l’autodétermination et de la pair-aidance. « C’est là que je me suis rendue compte que je ne connaissais pas ce milieu de l’institution, que je n’étais pas personnellement aux prises avec les conflits de loyauté ou l’infantilisation. Cela m’est apparu urgent de reconnaître ces personnes dans leur expertise. Pourquoi a-t-on construit des établissements pour les professionnels et pas pour les personnes ? Je ne suis pas pour la désinstitutionnalisation à tout-va, mais il faut réformer les structures et en faire de véritables lieux de vie pour les gens et pas des lieux de travail pour les professionnels. »

En parallèle de cet emploi dans la structure associative, Julia Boivin a mené des activités de conseil et de formation en partenariat avec Marc Blin, maître de conférences associé à l’Institut national supérieur de formation et de recherche pour l’éducation inclusive et ancien directeur de services médico-sociaux, qui lui a été d’une aide précieuse pour nourrir sa réflexion sur l’expertise d’usage. Même si ce tandem « personne en situation de handicap-professionnel » a connu ses limites : la co-formation, c’est bien, mais elle draine son lot de stéréotypes.

A partir de cette collaboration, tout s’est emballé, un peu à son insu. Il y a quelques années, elle n’aurait jamais pensé axer son activité professionnelle sur le handicap. Sa famille non plus d’ailleurs. « On m’aurait dit ça au collège ou au lycée, j’aurais dit c’est n’importe quoi ! » La découverte de ce milieu l’a pourtant happée. L’intérêt des travailleurs sociaux, des personnes accompagnées et des parents proches pour sa démarche, ses formations et ses conférences, un peu partout en France, l’ont convaincue de continuer. « Si je devais faire autre chose, je serais bien emm… ! » Toujours ce franc-parler teinté de l’humour Boivin. Sa marque de fabrique. Ça et un caractère bien trempé. Celui qui lui a permis de dire stop à la rééducation, aux kinés, aux psychomotriciens et autres orthophonistes. Stop. « J’ai eu la chance de pouvoir dire non et d’être écoutée. J’ai eu envie de placer mon énergie ailleurs, pour vivre mon corps autrement que dans l’effort et la lutte. Mais cela n’a pas été facile pour mes parents et mes sœurs d’accepter cette décision. »

En délaissant cet acharnement thérapeutique, Julia s’est davantage investie dans ses études, sa vie sociale, le théâtre. « J’ai eu ce luxe de pouvoir échapper à cette injonction d’être “comme les autres“. On a le droit de ne pas faire ce que les autres attendent de nous. Quand on est handicapé, il faudrait qu’on soit ceci, qu’on soit cela, qu’on travaille, qu’on s’autodétermine… Je rêve d’organiser un colloque qui s’appellerait : “Foutez-nous la paix !” » Toujours ce rire, un peu jaune, mais très communicatif. Sinon, l’un de ses vœux pour les années à venir : apprendre à se reposer. « Profiter de ne rien faire. »

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