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L’oubli

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Je me souviens de sa voix rendue pâteuse par l’alcool, sa voix éraillée qui chantait à tue-tête, sa voix sanglotante les soirs de dispute conjugale. Mais sa voix normale, je l’ai oubliée. Je me souviens de son odeur. Mélange de tabac froid et d’un parfum entêtant, haleine chargée de trop d’alcool dont les pastilles de menthe ne viennent jamais à bout, illusion de fraîcheur dont personne n’est dupe. Je me souviens de son allure. Son corps trop maigre perché sur des talons trop hauts, démarche hésitante du matin et titubante du soir. Ses longues mains fines qui secouent négligemment la cendre de sa gitane, sa peau trop pâle, ce corps entier si fragile.

J’ai oublié son rire et sa douceur. Les souvenirs se sont envolés.

Je voudrais composer son numéro, laisser sonner, et l’entendre prononcer une fois encore le surnom mignon qu’elle me donnait. Lui parler, rien qu’une minute, raconter ma dernière bourde au boulot et les projets du week-end.

Et puis, ouvrir la porte d’entrée, retrouver les odeurs mélangées, même celles de ses défauts, même celles qui me faisaient ouvrir grand les fenêtres.

Je voudrais la regarder marcher, précautionneusement, sur le sable brûlant de nos vacances ou fièrement dans le couloir qui mène à son bureau.

Me souvenir de ma mère, dans ce qu’elle avait de doux et de joyeux, de fier et de généreux, me souvenir de celle d’avant, quand le verre était vide et la bouteille au placard.

Il ne me reste que des bribes éparpillées de-ci de-là : les soirées qui s’éternisent entre un verre, une série, un deuxième verre, les infos, un troisième verre, le repas silencieux, un quatrième verre, la soirée agitée, un cinquième verre, et ma mère qui finit par dormir sur le canapé, laissant le lit conjugal à celui qui l’en a chassée.

Une soirée au restaurant, cette femme qui maugrée, renfrognée, qui renvoie les plats et insulte le serveur, cette femme dont tout le monde a honte, c’est ma mère, ivre, une fois de plus.

La caisse d’un supermarché. La carte bleue refusée, le ton qui monte et la honte qui m’envahit, ado timide qui s’éloigne discrètement du lieu du scandale, et le Caddie laissé en plan devant les clients médusés.

Et puis, ce dernier souvenir. Le cancer a remplacé l’alcool, le corps trop maigre d’avoir trop bu est devenu celui trop maigre d’avoir perdu. Elle ne parle plus, elle chuchote, elle gémit, elle souffre. Elle ne titube plus, elle chancelle, trop faible, trop essoufflée, trop mourante.

Je me souviens de ce regard effrayé devant le vide, le vide et le froid des derniers instants, la chambre trop vide de l’hôpital, le médecin qui parle trop vite, les soignants qui vont trop vite, la mort qui arrive si vite. Son dernier regard, ses yeux qui veulent encore rester ouverts, sa main qui veut encore tenir la mienne, derniers soubresauts du corps encore vivant, dernier souffle noyé de la mère aimée.

Une dernière rasade de whisky, souviens-toi maman, souviens-toi de la vie jolie d’avant le verre de l’oubli.

La minute de Flo

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